Forum de RPG basé sur l'univers de l'Âge du Feu par E.E. Knight
 
Bienvenue sur la Saison 2 de l'Âge de Feu !
Le Deal du moment : -45%
WHIRLPOOL OWFC3C26X – Lave-vaisselle pose libre ...
Voir le deal
339 €

Partagez
 

 Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Aller en bas 
Aller à la page : Précédent  1, 2, 3
AuteurMessage
Nirfäel
Nirfäel
Barde Seigneurial
Messages : 874
Date d'inscription : 20/08/2012
Age : 28
Localisation : En train de composer, que diable !
MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 3 Icon_minitimeSam 28 Mai 2022 - 16:53




Elle était là.
Dans la pénombre discrète de la cellule, il faisait une chaleur à faire fuir un dragon. L’air était un épais remous brûlant qui saisissait les chairs et étouffait la moindre lueur d’espoir. Il marinait entre les murs visqueux de poisse et de goudron, grimpait en volutes invisibles, s’agglutinait, éclaboussait le vide de son imposante présence. En pénétrant dans cet immonde cachot, Nirfäel avait la gorge sèche et nouée. Mais la raison n’était pas la fournaise qui était tombée sur lui, ni le danger qui rôdait derrière son ample manteau.
Elle était là, petite forme chétive qui tremblait dans le clair-obscur d’une nuit bruyante de silence. Elle gisait, pliée comme une fleur fanée, un peu penchée, noyée dans les courroies serrées de sa robe souillée. Son visage tourmenté, ses joues blafardes et son corps brisé luisaient d’une sueur à l’odeur âcre et puissante. Elle reposait avec la souffrance pour seule compagne. Tout malheur semblait avoir déjà visiter ses songes : esprits et fantômes, présages et cauchemars. Debout dans cette demeure du mal, indifférente au tintamarre qui se tramait autour d’elle, elle s’agitait de par les tourments les plus profonds. Ce ne semblait même plus de la folie ou de la peur, juste une absence. Comme si une pensée fugitive accaparait toute son attention et que revenir à la raison signifiait en quitter la réflexion.

Le barde déglutit péniblement. Au détour d’un instant, il fut surpris par un sentiment étrange, une émotion assoupie. Depuis qu’il l’avait perdue à Skerlida, il avait souvent revu Erilys en rêve. Il revoyait le lit doré de sa peau ; il revoyait ses lèvres dessiner un radieux sourire sous les flambeaux du Gra’R’No ; il revoyait son émoi lors de leur fuite du pogrom, la folie dans son regard et la peur dans ses yeux. Aujourd’hui encore, la lueur pâle des flambeaux dans la geôle lui renvoyait les ombres ouatées qu’émettaient les chandelles de l’amphithéâtre à Gullvirki ; la vue de son corps torturé le ramenait au temps où elle dansait pleine de vie dans les cabarets ; Son silence moribond lui rappelait le velours élégant de sa voix d’or et d’argent. Il devint subitement comme tous les héros tragiques de ses ballades : il goûta le délice amer de la nostalgie. En voulant la protéger, il lui avait épargné sa présence et s’était ainsi condamné à l’exil. Il avait passé son existence à combattre le désir de la revoir. Il n’avait fait qu’un seul faux pas. Il n’avait fait qu’une seule erreur, ne l’avait vu qu’une seule fois. Et les conséquences avaient été terribles.
La contempler ainsi dans cet état, elle qui avait toujours eu cette force incommensurable en elle, lui brisa le cœur.

Il lui fallut le vacarme fracassant de l’entrée des geôles pour le ramener au temps présent. Il identifia alors la présence d’une autre personne dans la pièce, un elfe dont la coquetterie de la mise et le visage étrangement chaleureux tranchaient avec le décor. Celui-ci fut à peu près aussi surpris que lui de le trouver dans cette prison. Il ouvrit des yeux ronds à son arrivée. Mais ceux de Nirfäel le percèrent comme deux dards acérés. Il émit un sifflement. Derrière lui surgit un vertige d’or : le faucon Sundràr émit une complainte effrayante et s’en prit sans hésitation aucune au petit elfe. Ses serres plus coupantes que des rasoirs rebondirent sur une barrière enchanteresse qui tint lieu de sortilège au sacripant. Mais le faucon ne se contenta pas de cet échec. Il déploya des trésors de rage et d’assaut pour faire voler ce bouclier en éclat. Le barde ne daigna pas retenir son familier. Au contraire, il savourait avec une évidente complaisance le Pouvoir qui venait de s’éveiller en lui, qui réchauffait le sang dans ses veines ; ses bras trahissaient le tremblement d’un engourdissement transi, au plaisir très vif de tenir la vie d’un être dans sa poigne et de pouvoir la réduire à néant comme ça, simplement. Pour la bonne raison qu’il voulait venger celle qui tenait son cœur.

D’un doigt impérieux, il le montra encore et Sundràr vira de bord pour attaquer ce qu’il jugea être une faiblesse dans l’armature magique. Rapidement, l’oiseau accula l’elfe dans un recoin de la geôle, le laminant de ses serres sans jamais défaillir, faisant vriller la barrière dans une époustouflante gerbe d’or. Ses glapissements étaient d’une effroyable intensité. Toutefois, dans la clameur sauvage de son timbre mécanique, Nirfäel discerna quelques mots :

-…en colère mais il faut que vous compreniez… Ma sœur ma trompé et je veux réparer cette erreur…! Elle est dans un état…

Un coup de bec laissa une cicatrice brillante dans la barrière d’énergie. Le rempart allait voler en éclat d’un instant à l’autre :

– Arrêtez ! je vous en prie ne me tuez pas !

Les serres frappèrent encore. La cicatrice devint béante fissure :

– Vous ne comprenez pas, elle est dans un état grave ! Elle a un parasite dans la tête et il faut à tout prix le lui enlever et je suis le seul à pouvoir le faire, s’il vous plaît, vous avez besoin de mon aide et oh ! J’accepte d’être votre otage mais vous ne devez pas me tuer, si vous me tuez, vous ne trouverez jamais personne d’autre pour la guérir, s’il vous plaît ne me tuez pas je vous en supplie…

Un sifflement émergea dans la cacophonie. Strident. Autoritaire. Le faucon cessa aussitôt ses assauts. Il retourna sur l’épaule de son maître et brandit l’éclat de ses ailes damasquinées en glapissant furieusement. Manifestement, le fait de ne pas porter le coup fatal le frustrait au plus haut point et le désir de rébellion le chatouillait. Mais un regard du demi-elfe invoqua une patience nouvelle dans son corps fait de métal.

Nirfäel ignora l’abyréen et s’approcha d’Erilys. En dépit de ses avertissements, il tendit une main douce vers elle. Il dut très vite reculer. La demi-elfe poussa un hurlement strident, gifla l’air d’une main cotonneuse, le visage hagard de démence.

– Je doute qu’elle puisse vous répondre non plus… Ce sont des hallucinations qui la rende comme ça. Quelque chose essaie de prendre sa place. Dans sa tête… mais je peux lui enlever ! Hum…

Le reste fut un monologue de regrets entrelacés de divagations pusillanimes. Il y avait dans sa voix de nombreuses teintes : de la peur, de la lâcheté, de la résolution et aussi une profonde tristesse. Comme Nirfäel finissait par l’écouter, il eut l’impression dérangeante de voir en cet elfe non pas un garde-chiourme, mais bien un résident inavoué de ce pénitencier. Il assurait pouvoir redonner la raison à Dame Erilys et c’était à vrai dire tout ce qui importait au barde dans l’instant présent. Il jeta un regard à cette dernière et se mordit la lèvre. Il ne pouvait décemment pas l’interroger ou lui demander son avis. C’était perdu d’avance. Au vu de son état apparent, il ne recueillerait que de sinistres comminations et ne réussirait qu’à attiser sa nervosité. C’était la dernière des choses qu’il désirait dans un moment pareil. La voix de l’abyréen retentit à nouveau :

- Vous êtes venu pour la ramener en sécurité. Rien de ce que je peux vous promettre ne vous dissuadera de repartir sans elle, c’est un fait.

-Gagné…, maugréa laconiquement Nirfäel.

-Sauf que, comme vous le voyez… Elle est incontrôlable et il y a peu de chance pour qu’elle nous suive d’elle-même. Je ne vois qu’une solution si vous voulez la faire sortir : il faudrait l’endormir. J’ai ce qu’il faut pour ça.

Un filet de voix suivi d’un cliquetis de bottes rythmé leur arracha un instant de silence épouvanté. Erilys quant à elle ouvrit des yeux écarquillés et Nirfäel crut avec horreur qu’elle allait se mettre à hurler. Avec la porte grande ouverte, il ne faudrait guère de temps pour que les soldats se rendent compte qu’on tramait du vilain dans la geôle. Par miracle, les bruits de pas empruntèrent un couloir embrassant un passage opposé. Le barde poussa un soupir de soulagement et se passa une main moite pour évacuer la sueur qui perlait de son front.

– Dépêchons ! Je vais vous demander de me faire confiance. Je vais aussi vous demander de faire quelque chose qui sera difficile pour vous : Retenez Madame Erilys. Il faut lui faire avaler un somnifère.

Nirfäel détestait mettre sa vie et celle d’Erilys entre les mains d’un bonhomme rencontré dans la propre cellule de la demi-elfe. Qui plus est, à en voir toutes les fioles que le galapiat trimballait dans son petit coffret, il n’était à l’évidence pas venu pour une visite de courtoisie. Il paraissait toutefois plus inoffensif que dangereux et en vérité, le barde ne voyait aucune autre solution pour apaiser la tension qui s’était emparée Erilys. Il dut prendre une décision : il décida de combattre le mal par le mal.

-Approchez, lui ordonna-t-il. Je m’occupe d’elle. Quant à vous, ne tardez pas à lui administrer votre narcotique.

Il se tourna vers la demi-elfe et son regard creva d’une angoisse glacée. A peine retrouvée, voilà que Nirfäel s’apprêtait à la droguer sans pouvoir lui dire un mot. Ils étaient si proches, et en même temps, étaient si loin l’un de l’autre qu’une terrible pressentiment le saisit. S’ils se faisaient prendre, il ne pourrait jamais lui conter toutes les pensées qui avaient accaparé son esprit et son âme ; jamais ne parlerait-il de l’affreuse sensation de vide qui l’avait étreint lorsqu’il l’avait mise en danger ; jamais ne lui dirait-il combien il tenait à elle.

L’abyréen s’empara d’une fiole dans le fouillis de son coffret. Le liquide bleu céruléen à l’intérieur donnait l’impression qu’une ribambelle de substances y avait été ajouté pour épaissir une sordide préparation. Nirfäel n’y prêta pas attention. Il avait la certitude que cette fiole n’était pas du poison. Dans le cas contraire, il ferait regretter son geste à l’insolent au centuple des souffrances qu’il lui avait déjà infligé.

Quand elle vit la fiole dans les mains de l’abyréen, Erilys porta craintivement les deux mains sur sa tête. Elle les toisait tout deux comme elle observerait deux bourreaux prêts à l’accueillir sur l’échafaud. Elle avait le regard résigné de ceux qui recueillait les derniers souvenirs heureux qu’ils emporteraient dans leur tombe. Cela ne fit que rendre le barde plus soucieux encore de la peur qu’il allait lui faire subir :

-Je suis désolé ma dame, murmura-t-il d’une voix étouffée par le remord.

Il siffla une litanie stridente. Le faucon s’anima en perçant leurs tympans d’un traître glapissement. Il fila droit sur la demi-elfe. Au dernier moment, l’oiseau d’or battit des ailes et détourna sa trajectoire pour remonter juste sous son nez. Profitant de la diversion, Nirfäel attrapa ses bras d’un geste vif, les tordit derrière son dos et les resserra dans un étau solide. Erilys poussa un cri de damné. L’abyréen, s’il avait l’air léthargique et peu entreprenant au premier abord, ne prit pas une seconde d’hésitation. Il ouvrit sa bouche et y versa le contenu de la fiole. D’un appui de son pouce et de son index, il bloqua ses mâchoires et la força à avaler jusqu’à la dernière goutte de l’infâme mixture. Quand il eut senti deux déglutitions dans sa gorge, il la relâcha, mais le barde gardait ses bras serrés contre lui. En quelques instants, les premiers effets de la potion se manifestèrent. Erilys tangua de droite et de gauche, les yeux déjà fermés. Puis elle s’effondra contre lui. Bien qu’il ne le montra pas, Nirfäel fut pris d’une colère froide. L’abyréen lui avait menti. Ce n’était pas un simple somnifère. La demi-elfe était complètement évanouie.

-Maintenant il faut qu’on sorte du donjon, fit l’elfe. Ce ne sera pas une mince affaire. L’inquisition est à vos trousses et à ce que j’ai entendu dehors, la forteresse subit du grabuge. ZaaNorath, le Croc d’Ébène, doit être en chemin. C’est le plus terrible des serviteurs de l’inquisition. Si ce sinistre serpent nous trouve, je ne donne pas cher de nous ni de l’état de nos dépouilles. Trouvons une issue et tâchons de réfléchir à un plan.

-En vérité, nous n’avons plus le luxe de la réflexion, répliqua Nirfäel. Aidez-moi à la porter ! Là, prenez son bras ! Voilà, comme ceci. Maintenant, avançons. Nous devons rejoindre le corridor, celui qui mène aux escaliers de la cour.

-La cour ?! Mais c’est de la folie ! Les gardes s’y trouvent en ce moment même, armés comme des abeilles défendant leur ruche ! Si on nous trouve, je serai sur la corde avec vous. Ou pire ! Et si ce n’est pas eux qui nous saignent, nous périrons dans les flammes des dragons. Avez-vous vu ce qu’ils ont fait aux archives ?

-Les archives, c’était moi, mon mignon.

Il savoura avec un brin de fierté la surprise que sa déclaration peignit sur les traits de l’abyréen. Ils arrivèrent à un carrefour dans le mur d’enceinte qui jouxtait le donjon aux écuries lorsqu’il enchaîna :

-Je ne suis pas venu pour me faire piqueter de hallebardes ou réduire en charpie par des griffes. Nous allons profiter de la confusion pour nous rendre dans la cour et nous cacher dans des sacs mortuaires. On m’y attend avec un carrosse qui ne paie pas de mine mais qui nous sortira d’ici vivants si nous sommes réactifs.

Le tumulte de la querelle draconique à l’extérieur prit tout à coup des proportions plus que concrètes. L’instinct du barde, si piètre fut-il pour tout ce qui accrochait le militaire, s’éveilla pourtant avec une étonnante efficacité. Il aperçut très vite le toit du corridor trembler et la poussière s’échapper par les interstices du plafond. Il devina très vite également que tout allait bientôt s’effondrer. A l’instant précis où une déflagration tonitruante frappait le donjon, les trois fugitifs traversaient déjà le couloir de l’autre extrémité. Mais une salve de flammes dévastatrices vitrifia le mur d’enceinte et les premiers étages de la prison. Le tonnerre branlant d’une chute de pierre les pétrifia contre le rebord d’une meurtrière. Des foyers ardents de flammes éparses gagnèrent les pièces voisines. Le rugissement de leur souffle naissant accompagna les lamentations inhumaines que poussaient des prisonniers pris au piège en dessous. Un second tonnerre retentit et le donjon perdit une autre partie de son étage supérieur. Le roc creva le plancher où les trois elfes se tenaient. La vue de Nirfäel se troubla et ils dégringolèrent sur dix pieds de haut avant de se rattraper à un lit caverneux de décombres. Les détenus en dessous n’eurent pas autant de chances. Leur lamentation terrorisée cessa aussitôt.

Le barde siffla et Sundràr apparut dans son dos. Il agrippa son manteau du bec, et d’une poussée surnaturelle, les fit remonter la pente à la verticale sur deux pieds. Nirfäel trouva une prise sur le mur d’enceinte en ruine. Il indiqua la corniche d’un mouvement pour l’abyréen et siffla de nouveau. Cette fois, c’est la robe d’Erilys que le faucon prit de son bec. Tandis que les deux vagabonds escaladaient le donjon, il porta la demi-elfe jusqu’à l’étage. Le vêtement se déchira par deux fois, mais la vivacité de l’oiseau eut raison de la gravité. Il ramena Erilys à bon port et Nirfäel la rejoignit dès lors qu’il eut remonté l’étage. L’abyréen le suivait de près. Lorsqu’il atteignit le rebord, il roula sur lui-même. Il serrait toujours contre lui le coffret à fioles, ses doigts blanchis par l’effort :

-Vous devriez vous débarrasser de ce bagage, lui suggéra Nirfäel.

-Jamais !

-Comme vous voudrez. Mais je ne laisserai pas un sot nous mettre en péril à cause de ses philtres d’amour.

En dépit de ses sarcasmes, le barde savait qu’il avait besoin de lui. L’heure n’était pas à débattre des affaires du bonhomme. Alors, il lui tendit la main et ce dernier la prit sans faire de commentaire. Ils relevèrent tous deux la demi-elfe et s’engagèrent sur le chemin des écuries. Leur arrivée provoqua un bruyant désordre : Le bétail mugissait, les brebis bêlaient et la volaille caquetait. Quant aux chevaux, ils se trouvaient dans le hangar. A l’intérieur, les elfes masquèrent leur présence derrière une stalle d’où résonnaient les hennissements d’un hongre rendu fou par l’odeur du bois brûlé. Depuis l’entrée des palefreniers s’étendait l’immense cour où rôdaient les cohortes de fantassins en armure.
Dehors, c’était le chaos. Le son d’une cloche vacillante indiquait tout juste une maigre tentative de retrouver un semblant d’ordre.
Alors Nirfäel prit une longue inspiration :

-Où se trouvent la fosse commune exactement, s’enquit-il.

-Les abyssaux nous viennent en aide ! Vous souhaitez toujours rejoindre la cour ainsi ? Malgré ce qui vient d’arriver ? Avec les dragons, les geôliers et l’inquisition tout autour, êtes-vous sûr que ce soit la meilleure des idées… ?

Nirfäel lorgna de son côté. Pas une seule trace de peur grignotait le visage gris du demi-elfe. Au contraire, il grimaça un rictus menaçant, celui d’un demi-elfe prêt à tout pour sortir sa Dame de ce traquenard odieux.

-Quel est votre nom, vile canaille ?

-Iephyr.

-Dites-moi, Iephyr le malin, vous sous-entendez que je conçois des plans comme un manche ?

L’elfe manqua de respirer, subitement mal à l’aise.

-Par les Abyssaux, n… non ! Je serais fou.

-Ah, bien. Dans ce cas, on est vraiment de sacrés malins, vous et moi. Alors cette fosse elle est où ?

-Ce n’est pas ce que vous croyez. Si nous voulons nous faufiler dans un sac mortuaire, nous devrons atteindre le columbarium où ils incinèrent les morts.

-Il n’est pas à exclure que le temps de se cacher dans des sacs soit révolu. Le bazar qui nous entoure va nous servir de diversion, mais mes compagnons sont censés attendre près d’une fosse à croque-mort.

Le dénommé Iephyr leva les bras en signe de résignation.

-Alors il nous faut prendre la route qui longent les archives. Il y a une alcôve derrière la bibliothèque.

-De toute évidence, ce ne pouvait être que dans cette direction…

Il avisa de mauvaise grâce le bâtiment dont il avait provoqué l’incinération. Les archives étaient déjà un vestige sorti tout droit d’un cauchemar. Les tours qui avoisinaient son toit étaient pareils à des flancs brisés de montagnes, mouchetées de fenêtres fuligineuses. Une dangereuse fumerolle grandissait parmi les combles et se faisait le triste étendard d’une ruine à l’allure hantée. Pour autant, les archives n’étaient pas inoccupées, loin de là. Partout, des inquisiteurs s’agitaient en bataillons armées ou en sapeurs de fortunes. Les uns tentaient de repousser les assauts toujours plus redoutables des dragons tandis que les autres enfonçaient portes et halls afin de sauver ce qui pouvaient encore l’être. Des officiers hurlaient des ordres à la cantonade. Le remugle pestilent d’une foule d’inquisiteurs, tout en masques et en armures, aurait dû faire son effet mais rien ne pouvait être plus faux. Car s’il y avait des êtres qui inspiraient la terreur dans ce palais, c’était ses envahisseurs. Jamais Nirfäel n’avait vu des dragons si déchaînés de toute son existence. Il avait pourtant vu Hypath s’effondrer. Il avait vu la fin d’une cité entière. Mais ici, c’était différent. Les murs étaient embarqués par des torrents de flammes. Les rugissements abrutis d’une multitude de dragons s’acharnant sur des corps d’elfes en lambeaux avaient de quoi soulever l’estomac. Rendus fous par leur propre feu, ces maudits reptiles revenaient à l’assaut et se faisait une joie de répandre la désolation. Pourtant derrière les archives, en passant par une route connue d’un abyréen maigrelet à la solde des inquisiteurs, se trouvait peut-être une issue leur permettant de fuir ce charnier infect.

Nirfäel réfléchissait à un moyen de se fondre au milieu d’une brigade de sapeur lorsque les combats au sol cessèrent. Les jets de flammes des dragons devinrent rares, voire inexistants. Tout à coup, leurs rugissements guerriers devinrent plaintifs, presque déchirants ; des hurlements rauques, bestiaux, de pur effroi. Les ombres de leurs ailes se dissipèrent ou s’éloignèrent simplement de la cour. Le barde vit même avec stupéfaction la silhouette d’un dragon aux écailles d’argent choir brusquement dans le lointain. On aurait dit que les inquisiteurs avaient trouvé un moyen de repousser leurs ennemis. Sur un ordre d’un de leur commandant, les bataillons commencèrent à se réengager sur les remparts encore debout, l’arbalète à la main. Quoiqu’il se soit passé, une riposte venait d’être engagée.

C’était l’occasion que Nirfäel et Iephyr attendaient :

-On y va ! chuchota le barde.

Un tantinet grisés par leur nouvelle chance de survie, ils portèrent la demi-elfe avec eux et l’emmenèrent au gré de leurs traces. Ils quittèrent le remugle de suint qui se mêlait à l’odeur équine et sortirent par le hangar. Ils examinaient avec une attention de proie apeurée les dénivelés sur le chemin de garde. Le palais s’était vidé de ses soldats. Ne restait plus dans l’enceinte que des abyréens en tunique de lin occupés à lutter contre les incendies. Nirfäel fut tenté de les diriger vers les escaliers extérieurs de la galerie des archives. Il se rendit compte à mi-chemin que l’emprunt d’un tel passage les conduirait rapidement à être exposé si on pointait un carreau dans leur direction. Ils continuèrent ainsi leur cavalcade sous l’ombre protectrice des murs.
Ce fut pour ainsi dire ce qui les sauva d’une fin abrupte et cruelle.

Ils avaient traversé la moitié de la bibliothèque quand Nirfäel entendit un ordre lancé d’en haut. Une galopade fit retentir les pavés de la cour qu’ils venaient de traverser ; presque en même temps, les battants de la grande porte du donjon qu’ils avaient cherché à éviter s’ouvrirent à la volée. Trois arbalétriers en surgirent. Nirfäel n’eut même pas le loisir de se retourner. Le bruit de trois déclics lui indiqua qu’on les prenait en chasse. Ils étaient loin de la place forte déjà et les traits ne firent pas de malheureux. Toutefois, l’avertissement sonnait comme un glas invisible, traînant derrière eux. Leur bonne fortune qui jusque-là touchait au miracle leur fit faux bond. Soudain, un beau timbre féminin s’exclama :

-Ils sont ici ! Attrapez-les ! Ne tuez pas le petit avec eux. Laissez-le-moi vivant !

Cette voix parut extrêmement familière au barde. Il se tourna vers Iephyr et sut que pour lui, c’était pire. Toute couleur venait de s’évaporer de son visage. Ils jetèrent un regard de concert derrière eux et aperçurent une elfe avec des trémières noires dans les cheveux qui se découpaient sur le plancher délavé d’un étage à demi effondré.

-Nerienyphe… c’est elle qui a kidnappé Erilys, maugréa Nirfäel.

Iephyr n’ajouta rien. Ses jambes flageolantes trahissaient sans mal une épouvante crasse.

-Faisons en sorte qu’il ne nous arrive pas le même sort, ajouta-t-il pour le requinquer. Plus temps de reculer maintenant !

Ils accélérèrent la cadence. Les trois arbalétriers ne les poursuivirent pas mais grimpèrent les gravas du rempart à l’opposé. Ils escomptaient prendre de la hauteur pour avoir une ligne de mire plus vaste en un minimum d’effort. Non loin, le linteau d’une fenêtre révéla un quatrième larron qui pointait une arme sur eux. Ils étaient pris en tenailles. Nirfäel ordonna à Sundràr d’aller déranger celui qui était le plus isolé. Lorsque le faucon s’en alla régler son compte à l’imprudent, il les fit adosser à la muraille et longer un muret qui servit de couvertures. Voilà qui sonnait astucieux. Le barde ne regretta pas d’être allé à plusieurs reprises sur le théâtre de plusieurs conflits armés. Mais si cela leur garantissait d’être en sécurité sur quelques pas, la suite sut très vite les décevoir, car le muret s’arrêtait là. Nirfäel observa les alentours. La bibliothèque était bardée de fenêtres à croisillons, impossible à fracasser pour s’introduire à l’intérieur. Il dénicha alors un petit porche non loin de la façade et héla Iephyr :

-Vous avez les clés pour ouvrir cette porte ?

L’abyréen terrifié lâcha une œillade sinistre dans la direction qu’il indiquait :

-Je… (il posa son petit coffret contre lui avant de l’ouvrir) je crois…

Il fureta d’une main tremblante dans son coffret et en sortit un trousseau gros comme un poing, rempli de petites têtes métalliques. Nirfäel espéra que Iephyr était d’un naturel organisé, sinon c’en était fini de leur fugue. Lorsque ce dernier tenta de rejoindre l’entrée, deux carreaux se plantèrent à un cheveu de sa nuque, lui interdisant le moindre mouvement. Un coup du sort assez heureux leur donna toutefois une opportunité. Un vent d’Ouest balaya le toit des archives et vomit une violente fumée noire au-dessus d’eux. Le barde eut alors une idée. Il siffla le faucon et ce dernier décrocha de son combat contre le voyou à la fenêtre. Il vola jusqu’au toit des archives et battit des ailes avec force pour renvoyer une nouvelle volée de fumerolles suffocantes. D’abord léger nuage de souffre, la fumée devint si épaisse qu’elle coupa la vision des arbalétriers sur leur position, occasionnant de nombreux cris d’agacement au loin.

-Allez-y ! s’écria Nirfäel. Dépêchez-vous !

Fort heureusement, Iephyr ne fut pas de ceux qui s’oubliaient dans les moments difficiles. La clé déjà en main, il se jeta sur la porte et l’inséra dans le verrou. Ils pénétrèrent dans la bibliothèque en un rien de temps et refermèrent la porte au moment où trois carreaux se plantaient dans son corps massif. Ils traversèrent des rayonnages déserts, étonnamment bien meublés. Assez larges, étirés comme des galeries, ils paraissaient très vides car beaucoup d’ouvrages avaient disparu des premières colonnes. La bibliothèque n’ayant pas été la plus impactée par les assauts draconiques et l’incendie, les allées étaient plongées dans une pénombre que saupoudraient une légère odeur de cendre. Nirfäel laissa Iephyr les guider dans le bâtiment. Il lui sembla que l’abyréen avait ici bien plus de repères que lui pour avancer. Il les conduisit rapidement de l’autre côté d’un rayonnage où se trouvait une porte à petits battants.

-Ça mène à la fosse commune. Et au cimetière.

-Charmant, fit remarquer Nirfäel en poussant un soupir. Avec un petit relent cadavérique, la lecture doit être drôlement distrayante.

-Je n’ai pas la clé pour ouvrir celle-ci, dit Iephyr en faisant fi du commentaire.

-Alors on l’enfonce. Ça va grouiller de surineurs d’une minute à l’autre.

Ils s’y reprirent à plusieurs fois. La vérité, c’est que depuis ces dernières heures à déambuler dans des salles en flammes, le barde était en train de cuire à l’étouffée, l’épiderme couleur écrevisse, les bronches saturées de poudre brûlante. Chacune de ses inspirations chuintait comme un éventoir crevé. Il avait la bouche plus desséchée qu’un pot à sel, la cervelle au bord de l’ébullition et il était plus occupé à chercher de l’air qu’à jouer au bélier contre la sortie. Ce fut Iephyr qui fit le gros du travail. Lorsque les petits battants cédèrent, les portes furent bien obligées de leur ouvrir un passage et il les emmena tout deux sur un chemin borné par de longs parapets. C’était peut-être une idée fausse qui se joua dans l’esprit de Nirfäel, mais il lui parut que l’abyréen était plus déterminé que jamais à s’enfuir de ce palais. Ce ne fut pas pour lui déplaire.

Ils atteignirent en claudiquant une alcôve à l’extérieur de la bibliothèque qui menait dans une grande salle. Les effluves qui les accueillirent à l’entrée furent telles que le barde dessina la plus vilaine de ses grimaces, les larmes aux yeux. Face à lui, deux conduits embaumaient la mort et la putréfaction. Des cadavres par dizaines étaient disséminés ; tables de dissections ; corridor ressemblant à un cimetière ; il y avait même des geôles dans laquelle on avait empilé de grands sacs poisseux de sang.

Les inquisiteurs avaient fait des descentes ces derniers jours, afin de retrouver les agitateurs qui sévissaient dans Abyre. Nirfäel, à son déplaisir des dernières heures, en avait fait partie. La simple idée qu’il ait pu se retrouver dans l’une de ces cartouchières à cadavre lui donna la nausée.
Il y eut un bruit et Iephyr reparut :

-J’ai refermé derrière nous. Mais ils ne vont pas perdre notre trace très longtemps. Où sont vos compagnons ?

-Pas ici, en tout cas.

-Mais vous m’avez dit qu’ils vous attendaient près des fosses.

-Tout est dans le « près », persiffla Nirfäel. Quelle verte aventure vous imaginiez-vous ? Qu’ils aient pu rentrer dans le palais avec ce fourbi dehors ? Je suis même surpris que ça n’ait pas perduré. Vous avez une idée de ce qui a arrêté les dragons ?

-Je ne sais pas… enfin. Je ne suis pas sûr.

-C’est-à-dire ?

-C’est-à-dire qu’il vaut mieux ne pas traîner ici. Vous êtes devenu persona non grata, chez l’inquisition comme à Abyre. Je préfère ne pas savoir ce que ma sœur va lancer à nos trousses. Alors, vous avez une idée pour sortir d’ici ?

Pendant qu’il l’interrogeait, Nirfäel eut l’attention attirée par un aménagement anormal. Le jour qui entrait par la fenêtre lui révéla tout un réseau de cordes et de filins ; ils descendaient mollement des ombres noyant le plafond, jusqu’aux murs où ils étaient noués à des crochets ; il remonta des yeux ces cordages, pour découvrir qu’une multitude de sacs mortuaire pendaient, très haut, au-dessus de leurs têtes. Il y en avait tant que le solivage mouluré disparaissait presque derrière cet agrégat de paquets et de ballots, flasques comme de gros cocons. Ils étaient suspendus au-dessus d’un précipice pas bien vertigineux mais assez haut : quelque vingt pieds les séparaient d’un canal manifestement asséché où l’on pouvait voir un rai de lumière blafard. Tâchant d’oublier l’horreur de ce spectacle, le barde comprit qu’en vérité il avait peut-être bien une solution.

-On va s’accrocher à l’un de ces sacs, déclara-t-il.

-Comment ? s’étonna Iephyr.

-Les sacs. Ils sont pendus pour débarrasser les corps dans le vide. La fosse n’est pas à l’extérieur du palais. Elle commence juste en dessous d’ici. Aidez-moi à porter Erilys.
Ils s’exécutèrent dans une hâte inquiète. Nirfäel attrapa une corde, la détacha du crochet et lâcha du leste pour faire glisser le sac sanguinolent à leur hauteur, juste au-dessus du gouffre. Lorsque cela fut fait, ils attachèrent la demi-elfe au cordon. Pour qu’elle ne subisse pas une mauvaise chute, le barde allait se fixer également à la corde quand Iephyr le retint :

-Non ! Je vais y aller en premier. Je suis le plus léger.

Le barde lui lança un regard soucieux :

-Vous êtes bien sûr de vous ?

L’abyréen jeta un regard en contrebas, sur le vide épongé de lacis de sang noir séché. Il déglutit mais acquiesça avec une noblesse qui surprit Nirfäel :

-S’il vous plaît. N’ayez crainte. Je prendrai soin d’elle.

Nirfäel ne répliqua pas. Il garda une emprise ferme sur la corde malgré la fatigue et la sueur qui perlait de son front. Lentement, il fit descendre le convoi dans les profondeurs abyssales. Ce ne fut pas une mince affaire car se débarrasser non pas d’un corps mais de trois, ce au beau milieu d’un charnier à la saveur tout à fait répugnante, requérait une patience infinie. En ce qui concernait la force nécessaire, il fallait encore du cœur. De ce fait, il fut plus tard bien difficile au barde d’admettre qu’il lâcha la corde sur les deux derniers pieds, occasionnant au passage un cri des plus alarmants dans le noir profond. Mais tout le monde allait bien en dessous et c’était déjà une première chose de faite.
Son tour à lui fut bien plus désagréable, car pour descendre, nul n’attendait derrière lui pour tenir le cordage. Il dut détacher celui-ci du crochet et le lâcher tout bonnement. Sa chute fut à la fois courte et terriblement longue. Lorsqu’il se réceptionna sur une pile de sacs en décomposition, Nirfäel eut le souffle coupé et il fut persuadé d’entendre son propre cartilage craquer. Mauvaise passe pour lui. Une très mauvaise passe : il se jura après coup de ne plus jamais participer à un seul complot quel qu’il soit.

Ils emmenèrent une Erilys assoupie au travers des ombres que leur procuraient les tours de gardes. Ils sortirent enfin du palais. La fosse donnait sur la falaise où juchaient ses remparts. Au-dessus d’eux, une polyphonie criarde de charognerie observait leur descente. Les fugitifs suivirent un long sentier de fougères rougies de sang ; il était parsemé d’autres sacs, de ces sinistres sépultures cousues de lin, véritable cimetière où empestait l’odeur de la mort. Après tout ce par quoi il venait de passer, Nirfäel fronça son joli nez mais ne fut que peu incommodé par tous ces miasmes. Là, dans ce bourbier sanguinolent, un chariot se dressait à la sortie d’un layon de terre. Et adossé contre le timon attendait un elfe habillé en croque-mort et un petit dragon aux écailles rubis.
En les voyant arriver, Thymar eut un sourire qui dépeignit la sincérité de son soulagement :

-Bon sang, ce que vous pouvez avoir l’air bête avec cette fraise sur vous, ricana-t-il.

-Et il y en a même qui n’ont pas besoin du col, rétorqua Nirfäel.

Ce quolibet ne l’étonna que peu. Ce qui le stupéfia au bas mot, ce fut de voir les bras du bonhomme l’entourer et le serrer contre lui. L’accolade fut franche et rapide, mais lorsqu’il retomba sur ses pattes, le barde écarquilla des yeux ronds :

-Diantre. Vous ai-je manqué ?

-Sûrement pas. J’ai simplement parié avec le draque que vous ne reviendriez jamais. J’ai perdu.

Thymar se tourna vers Iephyr et l’inspecta de haut en bas. Sa mine devint grave. Il alla à sa rencontre et l’aida à ramener Erilys à bon port. Le barde surprit des chuchotements, mais pour une fois il ne tendit pas l’oreille. Ces deux-là devaient se connaître et avoir des choses à se dire. Sur le rebord du chariot, le museau serpentin de TeRcaïl sirotait le fond de l’air de sa langue, visiblement amusé. Il émit un pruum en direction du demi-elfe :

-Mensonge éhonté, susurra-t-il. Il se grignotait les ongles rien qu’à prier pour votre retour.

Nirfäel n’ajouta rien, mais un rictus taquin éborgna ses traits basanés.

-Et qui vous suit à la trace, maître barde ?

-Quelqu’un qui va peut-être pouvoir nous aider. Erilys a été… empoisonnée, dit-il en appuyant sur le dernier mot. Je n’ai aucun moyen de la guérir mais lui prétend pouvoir la sauver.

-Tudieu… alors notre affaire n’en est pas à son point culminant ?

-Je crois que non. Et nous ferions mieux de décamper au plus vite, fit-il sombrement. J’ai dans l’idée qu’on risque d’avoir très vite de la compagnie. Et pas des moindres.


* * *


Au-dessus du palais, le ciel déjà accablé de vapeurs carbonisées vira au gris limaille. Puis il se mit à pleuvoir. Ce fut une trombe orageuse qui décapa la pellicule de poussière emprisonnée sur les ruines. Des inquisiteurs erraient dans la cour comme des spectres, leur pas cinglait des mottes boueuses et les fers de leur hallebarde jetaient des éclats mouillés dans le jour glauque ; ils entraient dans des bâtiments, ressortaient par d’autres, fouillaient les stalles, les étages de la bibliothèque et les poternes dans le corps de garde. Même les latrines furent passées au crible. Une tension émanait de leur mouvement, comme une mécanique rouillée par la peur. La grande porte du donjon s’ouvrit en grand et une elfe en franchit le pas. Les inquisiteurs autour d’elle se reculèrent. Si elle n’avait pas l’autorité d’un commandant gradé, son expression enragée, ses yeux brillants comme des rubis et le frémissement des trémières dans sa chevelure avaient de quoi faire frissonner les os des ferrailleurs les plus robustes.

Mais il fallait bien annoncer les fruits de leur échec. Ce fut sur un dénommé Lavhale que la corvée retomba :

-On a fouillé partout dans le donjon, Nerienyphe. Aucune trace des demi-elfe. Leur faucon de malheur s’est évaporé aussi dans une autre direction. Le barde a de la ressource. Il a dû prévoir un coup avec Thymar, ce maudit traître. Et… (l’elfe hésita) on n’a trouvé aucune trace de Iephyr non plus.

Soudain, alors que la colère de l’elfe s’exacerbait dangereusement, une ombre sinueuse survola la cour. Des ailes de chauves-souris braquaient un ballet terrifiant au-dessus de leur tête. Puis une forme lourde s’effondra et un fracas assourdissant retentit, suivi d’un lourd nuage mêlé de poussière et de cendre.
La brume s’évanouit et révéla un dragon de plus de quarante pieds de long gisant sur le flanc dans la cour. Il essaya de se redresser faiblement, le museau palpitant. Ses écailles dorées suintaient de traces sanglantes, et des blessures béantes marbraient le triste éclat de son trépas. On lui avait déchiré la panse et les pattes arrières. Sa gueule grande ouverte avait été mordu à plusieurs endroits, et il avait la babine pleine de sang. Comme il n’arrivait pas à se relever, il coula un râle horrible. Soudain, l’ombre sinueuse reparut, fondit en piqué sur le doré et l’écrasa d’une patte foudroyante, broyant les os de sa tête et les écailles dans une gerbe de griffes effilées comme des lances. Le moribond eut un soubresaut, avant qu’un ultime soupir ne le libère de son agonie. L’autre dragon, car c’en était un, louvoya lentement sur sa proie avant de descendre de la dépouille. Eut été ses longues ailes taillées pour la vitesse, ce fut son corps qui retint l’attention : il avait la carrure d’un véritable serpent, svelte, souple, déliée de sa longue queue jusqu’à ses pattes osseuses, mais aussi puissantes que le roc. C’était un dragon élancé, réduit à une silhouette tout en nœud et en tendons, au museau raviné, aux naseaux musqués. Sur ses écailles indigo, le dragon revêtait une armure bestiale faite de fer noir et parée d’or, lui donnant une allure féroce. Sa pupille d’ambre se posa nonchalamment sur les inquisiteurs qui reculèrent d’effroi. Car tous savaient que ZaaNorath, le Croc d’Ébène, était un venimeux et qu’il ne fallait guère plus qu’un caprice pour que le serviteur de l’inquisition devienne incontrôlable :

-Les dragons qui offensaient notre ordre ont été décimés, gronda-t-il.

L’éclat de sa voix cornait aussi fort qu’un coup de trompe. Il tendit lentement une sii armoriée vers le bâtiment des archives :

-Mais j’ai ouï-dire que ceux qui ont provoqué la destruction du palais ne sont pas faits d’ailes et d’écailles, siffla-t-il. Je crois savoir que ce sont de petits fouineurs qui aiment retrouver des secrets pour les offrir à nos ennemis. En ce cas, il me semble judicieux que tous soient retrouvés et mis à mort. Les coupables comme les traîtres.

Il inclina légèrement la tête, une violence cruelle saillant de son iris :

-Pour cela, je me mets à votre service. Je souhaite les retrouver autant que vous. Leur mort que j’appelle de mes vœux requiert néanmoins quelques indices. Avez-vous un fragment de leur vêtement, un cheveu ou une quelconque affaire ? Pour me mettre en chasse, j’ai besoin d’une odeur qui leur appartiennent. Si vous m’apportez votre aide, je les retrouverai.
Revenir en haut Aller en bas
Erilys
Erilys
Ambassadrice de l'Amour
Messages : 1047
Date d'inscription : 07/01/2018
Age : 22
Localisation : Abyre
MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 3 Icon_minitimeJeu 8 Sep 2022 - 21:00


-Approchez, lui ordonna-t-il. Je m’occupe d’elle. Quant à vous, ne tardez pas à lui administrer votre narcotique.

Cette phrase de rien, jetée avec humeur, n’aurait pas eu sur un autre l’effet qu’elle produisit sur Iephyr au moment où il l’entendit. Une joie singulière l’envahit, muette, comme capitonnée par une certaine nervosité, la joie intime de celui qui vient d’arriver aux portes de l’Enfer et qui, tout à fait résigné à en franchir le pas et sachant qu’il ne pourra faire demi-tour, voit s’ouvrir près de lui une porte dérobée, et s’accorder une dernière chance d’échapper aux flammes vengeresses. Il ne le savait pas, mais acceptant de s’associer à Iephyr, le demi-elfe lui avait rendu tout un espoir.
Il fallait dire que la situation dans laquelle il se trouvait ne lui permettait pas non plus de refuser une main tendue. Main sainte ou traîtresse, cela n’en demeurait pas moins un luxe. C’est que l’urgence et la détresse font peu cas des petites fiertés et des morales spécieuses : il y avait là, derrière ce regard pâle et perçant, une âme capable de se noircir bien volontiers si cela pouvait sauver sa sœur. Que lui importait le moyen tant qu’il lui garantissait la fin ! Sensible aux formes de l’héroïsme, dont sa mère lui avait si souvent dénombré les vertus en le bordant jusqu’au menton, Iephyr ne savait que s’incliner devant la marque d’une telle dévotion, quelle qu’en fût la teinte, surtout quand cela venait mettre en relief la médiocrité de ses agissements.

Certes, comme il l’avait suggéré, neutraliser Erilys était certainement l’unique moyen de la tirer hors de son cachot et la faire sortir du palais avec toute la discrétion que requérait une évasion proprement dite. Toutefois, cet avantage présentait un revers que le jeune Iephyr avait préféré omettre, plus par circonspection que par cachoterie. Il ne s’agissait pas de mentir, mais d’énoncer au moment opportun ce qui devait l’être, ou, plus exactement, de ne pas énoncer ce qui devait l’être à un moment inopportun, comme il jugeait que c’était le cas à ce moment précis.
Ce qu’il ne disait pas, c’était que le sommeil rendrait Erilys plus que jamais vulnérable à l’assaut du parasite que Nerienyphe lui avait inoculé.

« Elle avait prévu son coup, songea Iephyr en agitant la dose de soporifique d’une chiquenaude. La demi-humaine incapable de sortir de sa cellule, celui qui viendrait la chercher se serait retrouvé piégé avec elle… et quand bien même ils seraient parvenus à s’évader, cela aurait scellé le sort de cette pauvre femme. »

Iephyr s’efforça de rassembler le faible capital de courage dont il disposait, quoique largement dîmé par une vie de terreur et de soumission. Il suivit Nirfäel dans les couloirs de pierre, bien décidé à trouver sa porte dérobée.

***

J’aurais dû y aller à sa place. Cet imbécile va se faire tuer…
Patience. L’avez-vous vu escalader ce mur ? Ce n’est pas à la portée de n’importe quel gringalet, même si je reconnais que son ascension ait éventuellement manqué de grâce. Mais admettez que cet imbécile, comme vous dites, possède un peu plus de ressources que vous ne voulez bien lui reconnaître.
Il vaudrait mieux, oui. Ce n’est pas avec de la musiquette qu’on amadoue l’Inquisition. Ils n’ont pas plus d’oreilles que de cœur.
TeRcáïl dodelina la tête, équivalent dragon d’un haussement d’épaules.
On ne peut pas dire que ça n’a pas fait ses preuves, répliqua-t-il en fixant les cieux.
Au même moment, un rugissement sonore attestait ses paroles.
Thymar renifla en guise de réponse. Il se tenait debout, ses bras épais croisés sur son buste.
Je suis déçu. Ça ne vous va pas si bien que ça, le froc.
Évitez de badiner, lézard. Ce n’est pas le moment.
Autour d’eux, les froissements d’ailes invisibles, les stridulations d’insectes gros comme le point, à n’en pas douter, et le contrepoint entêtant des moustiques imprégnaient l’air de la forêt. Les perles de sueur et d’humidité qui couraient sur sa peau donnaient à Thymar la désagréable sensation que des rampants lui galopaient continuellement sur les bras. Il se mit à faire les cent pas, ses bottes s’enfonçant dans les viscosités avec un bruit spongieux. Une boue infecte couvrait la surface du sol et les fougères bavaient du sang au dessus des ornières gorgées de croupissure où grouillaient d’horribles larves.
Thymar réprimait bravement sa nausée. Voir des tripes le dégoûtait moins que d’en sentir les exhalations putrides. Le fond de l’odeur, presque sucré, c’était ce qu’il y avait de pire. Il n’osait pas imaginer tout ce qui se trouvait par terre et que l’obscurité ne lui permettait pas de voir.
Il n’y avait pas que cette puanteur qui lui tordait l’estomac. L’angoisse de ne pas voir paraître les demi-elfes au bout du chemin s’intensifiait à mesure que le temps s’étirait.
Le dragon perçut son malaise.
Gardez foi, messire. Il n’y a pas deux heures que Nirfäel s’est introduit dans le palais. Le connaissant, il…

Quand tout à coup, la forêt entière se mit à bruire avec frénésie, toute hérissée d’épouvante. La seconde qui suivit, une puissante détonation. La terre sous leurs pieds et les troncs des hauts ficus vibrèrent sous le choc. Le dragon leva la tête vers les remparts pendant que l’elfe se précipitait sur la charrette, grimpait sur le siège et tendait le cou, debout sur la pointe des orteils, comme s’il espérait gagner assez de hauteur pour dépasser la cime des arbres.
C’est le donjon… La tour vient de s’effondrer, haleta-t-il, incrédule.
Le dragon se rétrécit, rétractant son cou et dardant sa langue et sa queue. Au-dessus de leurs têtes, des centaines de chauves-souris fauchaient les étoiles une à une.
Mauvais augure… crissa-t-il.
Il chercha à croiser le regard de Thymar, dont l’expression s’était subitement voilée devant l’effroyable spectacle.
Oh-oh, halte-là. Je vous vois venir, vous, avec votre cuirassé pessimisme ! Je vous ai dit de garder foi. Il n’est pas encore trop tard. S’il faut, nous attendrons jusqu’à l’aube, vous m’entendez ?
Thymar souffla à peine une réponse d’assentiment.

Jusqu’à l’aube.
Il s’y voyait déjà.

Le matin verse une lumière gris pâle, blanchit le linceul de cendre et de poussière qui couvre les décombres. Il découvre avec horreur que Nirfäel n’a jamais atteint la cellule où Erilys était enfermée. Le demi-elfe a trois carreaux dans le corps : l’un sous une omoplate, un autre fiché entre deux vertèbres, et un dernier qui perfore sa gorge en biais. Ses deux yeux, grands ouverts, ont encore un regard. Apparemment, il est froid depuis déjà plusieurs heures.
Thymar s’enfonce dans une ruine. Il soulève un énorme bloc de pierre, puis un autre. Il trouve une main, dans une disposition qui n’est pas naturelle, étonnamment aplatie, comme une feuille séchée entre les pages d’un herbier. Un éclat d’os perce le poignet brisé. De fines mèches de cheveux bouclés, pareils à des fils d’or, cheminent jusque sous une pierre voisine d’où dépassent quelques bouts de chair auréolés de mouchetures rouges que le poids des gravats a imprimé sur le sol. Il examine, il n’ose pas toucher. Il sait ce qu’il vient de trouver et il en fait le froid constat. Sans y croire, il évalue la profondeur du vide, le vertige du silence et la solitude qui l’attend. Voilà, c’est Erilys. C’est cette découpe de parchemin, c’est cette estampille de sang sur la pierre. La voilà, ton amie, Thymar, ta confidente, la famille nouvelle qui a su comment jardiner cette vieille friche que tu étais devenu. Que vas-tu faire maintenant ?

…ssire. Thymar.

Un coup de fouet dans les côtes. L’elfe, encore halluciné, tourna des yeux moites vers TeRcáïl.

Regardez.

Il ne vit rien, au départ, au milieu de cette noirceur compacte. Puis, au loin il crut apercevoir un pappus phosphorant dans l’obscurité. Thymar cligna plusieurs fois les paupières, les ouvrit grand sous ses sourcils froncés. La forme se précisait, seconde après seconde. Il reconnut au loin la blanche touffe du barde, et bientôt sa vilaine barbiche, et bientôt ses grandes oreilles de chèvre et, quand il ne fut plus qu’à un mètre de lui, révélé par une trouée de lune, il vit même son front scintillant de sueur.
Pas de carreau dans le dos, pas de pointe en travers de la gorge. Nirfäel était là, bien vivant et en un seul morceau.
Comme il était d’usage quand Thymar était content mais ne voulait pas l’admettre, il l’accueillit d’une raillerie :

Bon sang, ce que vous pouvez avoir l’air bête avec cette fraise sur vous, ricana-t-il.
Et il y en a même qui n’ont pas besoin du col, rétorqua Nirfäel.
Cela lui prit bien malgré lui. Il l’entoura d’un bras, l’écrasa contre lui, et termina son élan par une tappe dans le dos, histoire d’apposer à ce geste la signature de la camaraderie, de certifier qu’il s’agissait bien là de félicitations et non de l’aveu que, oui, il s’était inquiété.
Diantre. Vous ai-je manqué ?
Sûrement pas. J’ai simplement parié avec le draque que vous ne reviendriez jamais. J’ai perdu.

Inévitablement, son regard tomba sur la silhouette embobelinée de Iephyr qui surgissait d’entre les fougères. Erilys était affaissée sur son épaule, inconsciente. À sa vue, son soulagement tiédit de manière subite et il se figea.
Iephyr n’osa pas détourner les yeux. Ses lèvres s'entr’ouvrirent et se resserrèrent plusieurs fois sans qu’aucun mot, pas même une syllabe ne s’en échappe. Le silence entre eux alourdissait l’atmosphère. Il sentait que passé la surprise, la colère s’ Il l’étranglait presque. Il finit par toussoter quelques mots :
Ne vous inquiétez pas, tout va bien. Sa vie n’est pas en danger.
Demi-mensonge. Il déglutit. Le non-dit passait mal et plantait plus profondément ses échardes vénéneuses. Il se racla doublement la gorge. Thymar dut choisir de le croire, car malgré son air méfiant, il n’insista pas.
…Vous m’aidez ?
–  Tu me donnes du « vous », maintenant ?
Intimidé, Iephyr ne sut que répondre. Il fit simplement ce qu’il savait faire de mieux : se changer en paillasson, et attendre que l’orage passe.
Ensemble, les deux elfes chargèrent Erilys dans la charrette.
–  Tu fichais quoi, là-bas ?
Les efforts que Thymar produisait pour contenir sa colère étaient tout bonnement prodigieux. Iephyr s’en rendait compte et, quelque part, lui en était reconnaissant. Il baissa la tête, la prunelle fuyante.
C’est sans importance, bredouilla-t-il sans réfléchir. Je n’y remettrai plus les pieds.
L’autre secoua la tête, la langue coincée entre ses dents.
Iephyr n’aimait pas ce regard acéré. Il l’avait toujours dérangé. Thymar était tout autant capable de finesse que de férocité : plus d’un s’était blessé sur le tranchant de son intelligence et il lui était même arrivé, une fois, de pousser encore plus loin le jeu de l’humiliation publique. Il ne s’était arrêté que lorsque l’autre avait épuisé sa provision d’excuses et pataugeait dans les cendres de sa mauvaise foi, livré aux corbeaux de la honte. L’autre, il faut le préciser, se prénommait Lavhale. Les deux ne s’adressaient plus la parole depuis cette dispute.
Iephyr craignait que cette fois ci fût son tour. Il savait toutes les choses qu’il avait à se reprocher. Il songeait que Thymar, qui avait l’âme à la fois du juge et du bourreau, ne raterait pas une occasion de lui rappeler ses moindres défauts comme il l’avait fait avec Lavhale. Il aurait bien volontiers tendu la joue pour se laisser punir, mais dans l’immédiat, une affaire plus pressante l’empêchait de se soumettre à son procès.
Iephyr reporta son attention vers le barde et le dragon.
Dépêchons ! Nous avons fort à faire, fit-il gravement en désignant Erilys d’un coup de menton.
C’est justement ce que nous allions suggérer. Cachez-vous avec Nirfäel dans la charrette et prenez exemple sur la dame : soyez inertes. Nous nous retrouverons à la villa.
Hein ? Attendez…! C’était ça, votre plan…?

***

La ruse que Nirfäel, Thymar et TeRcáïl avait mis au point pour faire diversion avait légèrement débordé. Quand ils quittèrent définitivement le palais d’Inquisition, les dragons enivrés voletaient toujours au dessus des toits, menaçant de s’y écraser d’un maladroit virement d’aile. Les nuages bruns reflétaient les incendies comme un miroir, mais le plus spectaculaire était sans conteste celui du phare sud, dont la tête flambait comme une énorme bougie au dessus de la mer.

Ils auraient tout aussi bien pu fuir la ville sans se retourner, mais l’état de la demi-elfe les contraignaient à s’arrêter au plus vite. Ils firent donc un détour par le cimetière humain, qui ne se trouvait pas si loin de l’ancien domaine de la villa Regina, de l’autre côté de ses mortes vignes.
Ce cimetière n’inspirait pas la même majesté ni la même impression d’outre-temps que l’immense marée de tombes du cimetière de Ceannad. C’était le lit de fortune où reposaient de petites portions de généalogies, établi ici par les Hypatiens lors du dernier exode, dix ans plus tôt. Deux poteaux de pierre grossiers entourés d’herbes folles en signalaient sobrementl’entrée.
Thymar stoppa le carrosse. Le chemin qu’il s’apprêtait à prendre était trop étroit pour qu’un véhicule puisse y passer. De plus, laisser la charrette à l’entrée de la villa ne lui apparaissait pas comme l’idée du siècle : quiconque ayant un peu de jugeotte comprendrait que les lieux étaient habités, or, il était de son devoir de protéger le secret de la villa Regina.
L’elfe déposa les rennes, sauta à terre, flatta l’encolure de la brave mule (il n’était pas si négligent) et rejoignit ses compagnons dont les semelles dépassait de la toile de jute.
Debout ! Nous terminons à pieds.
La couverture vola et Iephyr toussa un grand coup, en incurvant la langue, surpris par un puissant haut-le-cœur. Il dut lui-même croire qu’il allait vomir car il se penchait en paniquant par-dessus le garde-corps.
Un mince rictus, subtil mélange de pitié et de dégoût troubla momentanément la face du garde.
Uh ! Si l’Inquisition ne nous tue pas, ce sera la maladie !  hoqueta l’elfe en repoussant le linceul le plus loin possible de lui.
Il promena autour de lui un air égaré.
Où sommes-nous ?
Thymar ne prit pas la peine de répondre à sa question. Il avisa Erilys, qu’il retrouvait inchangée.
Ça fait un moment qu’elle est évanouie, fit-il remarquer. C’est normal ? Tu es sûr que tout va bien ?
Iephyr déglutit péniblement.
Non… oui… c’est compliqué, admit-il en s’épongeant le front. Pour résumer… Nerienyphe a tenté une petite expérience sur elle, et…
Une expérience ? Comment ça, quoi comme expérience ?
Elle euh… Elle a testé un nouveau poison. Si nous nous dépêchons, je pourrais la soigner.
Quoi ? Tu as dit qu’elle n’était pas en danger !
Pas de mort, non…
Thymar planta une nouvelle fois son regard dans celui de Iephyr, une lueur sauvage brasillant dans le noir de ses pupilles.
Ce dernier se mit à se lécher les dents sous ses lèvres, car une sorte d’instinct, de l’ordre de la prémonition, le poussait à apprécier sa dentition, tant qu’il la possédait encore dans son intégralité.
Mais l’elfe ne fit rien. Il savait que son impatience, qu'il peinait à contenir, ne ferait que ralentir leur progression. Il lança simplement d’une voix sombre en obliquant :
Alors hâtons-nous.
Il se hissa sur le chariot, examina Erilys d’un rapide coup d’oeil  avant de la soulever sur son épaule. Puis, en bon guide, il ouvrit la marche.
À la file indienne, ils longèrent le vignoble englouti par la broussaille, empruntèrent ensuite des sentiers oubliés si étroits que TeRcáïl, tout nain qu’il était, aurait difficilement pu les traverser. Pas moins d’une bonne dizaine de mètres derrière lui, Iephyr pestait, jappait de temps en temps quelques plaintes qui venaient s’échouer dans l’oreille du barde. Tantôt, c’était sa semelle décollée qui le gênait pour marcher dans les hautes herbes, tantôt de viles ronces mordaient sa tunique et ne la lâchaient qu’après en avoir ponctionné une bouchée de tissu.
Par ses jérémiades, le pauvre garçon cherchait seulement à se redonner sinon du courage, un peu de vigueur. La peur produisait sur lui un effet paralysant qu’il voulait repousser à tout prix. C’était, paradoxalement, sa façon de ne pas perdre ses moyens.
Après de longues minutes de marche sous les rameaux gris, ils débouchèrent sur le jardin merveilleux de la villa, avec son désordre accueillant, ses insectes qui fredonnaient dans l’air nocturne parfumé, son décor naïf qui aurait fait le ravissement d’un peintre de la dernière mode, où deux natures, celle rustique importée d’Hypate, et celle exotique de l’Archipel, avaient trouvé leur juste équilibre.

TeRcáïl les y attendait.
Je me demandais par où vous arriveriez, fit-il en les dévisageant un part un. Décidément, cet endroit regorge de passages secrets. Par chance, ce messire les connait tous, à croire qu’il les a conçus lui-même.
L’intéressé ne répondit pas, mais intima à tout le monde de le suivre à l'intérieur de la demeure, dont Iephyr découvrait le charme désuet si exotique à ses yeux.
Quelle… curieuse végétation ! Ce sont des roses ? J’ignorais qu’on avait de cette variété ici…
Tu auras tout le temps d’admirer le jardin plus tard. Car vois-tu, comme tu l’as dit, nous avons fort à faire, grommela l’Abyréen sur un ton bien affûtée.
Le nous, évidemment, valait un tu que l’apprenti guérisseur prit en pleine figure. Iephyr murmura un minuscule oui, après quoi il ne desserra plus les lèvres.
Ils regagnèrent le petit salon que le trio avait abandonné à sa solitude voilà déjà des heures. Iephyr découvrit en silence le vert d’eau écaillé des murs, les meubles à pattes arquées qui faisaient des pointes sur les tapis délavés, les moulures insistantes à chaque recoin de la pièce, à croire qu’à l’époque, c’était l’art qui avait horreur du vide. Ce décor suranné vieillissait plus sûrement la maison que son état de décrépitude, preuve que la villa Regina avait surmonté ces décennies d’abandon avec un certain panache.
Thymar allongea Erilys sur le divan avec l’aide de Nirfäel. Il profita de cet instant pour la contempler plus attentivement. Lestée par sa robe presque entièrement trempée de sueur et d’urine, son corps dégageait une odeur semblable à celle de la sénilité et ses lèvres sèches faisaient mal à voir. Thymar sentit sa gorge se nouer. D’un geste aussi bref que discret, il serra sa main dans la sienne.
– Vous ne pensez tout de même pas que nous allons manger ça.
Cette phrase, prononcée dans un mince filet de voix, lui fit écarquiller les yeux. Ses oreilles frémirent et il s’approcha.
Erilys ? Tu veux nous dire quelque chose ?
Non, n’y touchez pas.
Hein…?
Vous, posez-moi ces couverts.
N’en tiens pas compte… Elle est probablement en train de rêver, expliqua Iephyr, navré.
Thymar soupira. Il céda sa place à contre-coeur et se rangea aux côtés de Nirfäel. Puis, avec une détermination renouvelée, il reprit :
Dis-nous ce qu’on peut faire pour t’aider.
Le jeune elfe fit trois pas en avant. Il se pencha à son tour au-dessus d’Erilys, les mains ancrées dans ses genoux, et évalua son état d’un rapide coup d’œil.
Apportez-moi de l’eau fraîche. Et un seau d’eau de mer.
De l’eau de mer ?
Et des serviettes, aussi. Ce sera utile. N'importe quel linge fera l'affaire... Tant qu'il est à peu près propre.
Pas d’herbes aromatiques, pas de verveine, même pas de houalapousse pour vos concoctions ?
Iephyr bégaya. Il se souvint alors qu’il avait parlé de poison et que tous s’attendaient probablement à le voir sortir alambics, éprouvettes et chaudrons magiques.
Ah, euh… Non, ça va, j’ai tout ce qu’il me faut là-dedans, répondit-il en tapotant son coffret avec un sourire forcé.
Nirfäel sait où est la source. Je m’occupe du linge.

Après qu’ils furent partis, Iephyr tira vers lui la table basse et y déploya les ailes de son coffret d’apothicaire. Il sortit de sa chasuble plusieurs manuscrits qu’il éparpilla sur le plat de son laboratoire improvisé et se mit à les consulter, le front barré par l’inquiétude autant que par la concentration.
En comparaison de sa demi-soeur, Iephyr était ce qu’on pouvait appeler un magicien du dimanche. L’elfe aux trémières noires était une tisseuse exceptionnellement douée pour son apprentissage, et elle arrivait à un niveau d’excellence tel qu’elle commençait à inventer elle-même ses propres sorts, notamment ceux qui permettaient la réalisation de ses expériences. Sans être mauvais pour autant, Iephyr était bien loin d’être l’égal de Nerienyphe.
Plus il se plongeait au cœur de cette littérature ésotérique, plus son assurance, déjà mauvaise funambule, vacillait. Il se rendait peu à peu compte avec horreur que les compétences lui manquaient pour remplir sa mission. Il lisait, il lisait encore et encore, mais il était si angoissé qu’il ne parvenait plus à désintriquer l’essentiel du superflux, et il se maudissait intérieurement : Il y a une heure, tout ça me paraissait parfaitement logique, et maintenant, j’ai l’impression que c’est du charabia !
Qu’est-ce que c’est ?
Iephyr sursauta. Perdu entre ses fiches de sciences occultes et ses pensées erratiques, il n’avait pas remarqué le pas feutré de Thymar, qui se tenait là, incliné par-dessus son épaule.
Iephyr ferma brusquement le livre et sentit son sang se glacer et son visage se vider de ses couleurs.
Tu es là depuis longtemps ?
Fais voir ça.
Ce n’est que…
Donne.
Tu n’y comprendrais rien. C’est… de la biologie ! protesta Iephyr, espérant que l’invocation d’un mot de science suffirait à le décourager.
Pourquoi tout le monde persiste à me prendre pour un inculte ? s’indigna le garde. Je sais lire, merci bien !
Je.. Non, mais…
Il lui arracha des mains avec force.
J’en ai besoin maintenant ! geignit l’elfe.
Thymar esquiva les molles tentatives de Iephyr de récupérer l’ouvrage. Il eut le temps de le feuilleter en diagonale avant de lui jeter dans les mains. Iephyr le rattrapa maladroitement, en froissant bellement les pages contre ses jambes.
“Exorciser un démon abyssal” Elle a testé un poison, hein ? Tu t’es bien fichu de moi !
Je comptais vous le dire !
Nous dire quoi ? Que tu nous as menti ? C’est de la magie abyssale, n’est-ce pas ? C’est… (Il se dirigea, furibond, vers l’écritoire où il avait laissé les documents volés à l’Inquisition. Il saisit les parchemins et les brandit, à moitié froissés dans son poing, devant le nez de Iephyr, manquant de peu de les lui écraser sur le visage.) …c’est de ça qu’il s’agit ! N’est-ce pas ?
Iephyr inclina son profil. Il reconnut les documents, fit une moue étonnée, puis il leva ses mains dans un geste qui appelait au calme.
Non. Non, ce n’est pas de ça qu’il s’agit. Pas… pas tout à fait.
“pas tout fait”... J’en ai ma claque de tes approximations, bordel de merde ! Tu peux pas être clair ?
Il y eut alors ce petit grincement. Si léger, si minuscule, qui aurait pu ne pas être entendu mais, pas de chance : il était arrivé en plein milieu un blanc, (et comme chacun sait, il n’est pas de tache qui fasse discret sur du blanc) et eut l’effet d’un coup de ciseaux dans leurs disputes. Thymar lorgna la porte derrière son dos. Les gonds noirs et fatigués grinçaient pathétiquement, avec la lenteur de l’inexorable. Le battant se poussa doucement et avoua après lui les visages de Nirfäel et de TeRcáïl, empilés l’un sur l’autre.
Iephyr ne se soucia même pas de savoir depuis combien de temps ces deux-là les épiaient. Il sentit seulement qu’il était dos au mur (encore une fois) et eut l’impression que le silence lui-même lui réclamait des explications. Dévoré par la honte, l’elfe baissa le menton, déglutit, se gratta la joue, et s’efforça d’articuler :
Je vous dois la vérité. C’est un peu de ma faute si elle est dans cet état…
TeRcáïl n’attendit pas le prochain accès de colère de Thymar – ni de Nirfäel – pour répondre. Il déclara, sur un ton poli et bienveillant :
Nous vous écoutons.

Malgré l’extermination du culte abyssal, il subsistait, comme tout le monde en s’en doutait (mis à part les propagandistes des grandes Maisons), des groupes de dévots oeuvrant dans l’ombre. Une alliance s’était formée entre l’un de ses groupes et l’Inquisition. Les prêtres du Culte étaient en quête de réceptacle pour y enfermer et soumettre des démons abyssaux ; c’est-à-dire des corps et des esprits suffisamment robustes pour ne pas céder à la possession. Le problème, c’était que les rituels d’incarnation échouaient sans cesse. Nerienyphe et son frère avaient été enrôlés pour mener des recherches visant à améliorer les résultats de ces rituels. L’expérience dont Erilys avait fait l’objet constituait en fait une sorte de test d’aptitudes qui devait préparer le sujet au véritable rituel, celui initié par les prêtres abyssaux.
L’expérience débutait par l’administration d’une drogue, sous la forme d’un collyre, qui devait simuler les effets d’une possession sur le plan senso-corporel. Si le sujet y résistait jusqu’à ce qu’elle se dissipe, au bout d’un certain nombre d’heures, on passait à l’étape suivante : l’inoculation d’un démon mineur. Il s’agissait de ce qu’on appelait, dans le cadre de cette expérience, un visiteur, une créature affiliée à un Noyé du nom d’Athoth, le dieu prophète de la torpeur et des entre-mondes. Là encore, si le sujet résistait à l’envahissement de son propre esprit par un autre, s’il s’habituait à la présence du visiteur et le maîtrisait, on le déclarait apte à tenter le rituel des prêtres.
Et qu’est-ce qu’il fait, ce visiteur ? Il visite ?
Normalement, oui. Un sort est supposé être pratiqué en amont pour le rendre inactif. Le ver est dans la pomme, si vous voulez, mais il est inoffensif. C’est pour ça qu’on la surnommé ainsi. C’était moins long que… le terme scientifique. Le sort est ensuite levé progressivement. Si ça marche bien, on exorcise, on vérifie que le sujet a bien toute sa tête, puis il passe aux mains des prêtres.
Que le sujet a bien toute sa tête ? répéta Thymar en tendant l’oreille.
Iephyr se rabougrit un peu, embarrassé. Il écrasait les cuticules de ses ongles pour dissimuler les tremblements de ses mains.
Oui, heum… Il arrive… encore assez régulièrement – mais, beaucoup moins qu’avant ! – que… Vous savez, l’esprit, c’est comme du tissu, et les démons, c’est comme les mites. Ça peut faire des trous n’importe où, et ça peut avoir des conséquences… diverses.
Graves, corrigea Thymar. C’est ça que tu voulais dire, non ?
Iephyr fixa le carrelage, comme si le faisceau de son regard pouvait faire fondre le sol et lui creuser une cachette.
Bon. Et dans le cas contraire ?
On arrête tout et la personne peut être sauvée.
Ah, bien. Mais ce fameux sort, là, pour tempérer le “visiteur”, il a été pratiqué avec Erilys ? Parce que, vu d’ici…
Effectivement… Je ne pense pas que Nerienyphe ait pris cette précaution. Elle n’a rien noté à ce sujet dans le journal d’expérience, j’ai d’abord pensé qu’elle l’avait oublié… (Il soupira) Je suppose que ça devait faire partie de son petit jeu avec vous. Elle savait qu’au moins l’un ou l’autre viendrait au secours de madame et elle comptait vous piéger comme ça.
Tss ! Eh bien elle a manqué son coup.
Il y eut un léger blanc.
Si je comprends bien, reprit TeRcáïl, étourdi par cette explosion de révélations, il ne s’agit donc pas de concocter un remède, mais bien d’exorciser cette femme ?
Iephyr hocha vaillamment la tête.
Et comment comptez-vous vous y prendre ?
Ma soeur a tissé un sort pour ça. Il me suffit de l’utiliser pour remettre le visiteur dans le bénitier et l’y enfermer.
Et alors, qu’est-ce que t’attends ?
Oui, oui… Euh… Pour commencer, il faudrait la réveiller. J’ai quelque chose qui devrait faire l’affaire…
Pourquoi faut-il la réveiller ? N’est-ce pas plus simple si elle est inconsciente ?
Justement, non… Les crises qui la prennent lorsqu’elle est éveillée sont les signes d’une lutte intérieure. Cela veut dire que le parasite rencontre un obstacle, et l’obstacle, c’est cette forte connexion à la réalité, c’est l’éveil. L’en priver, ce serait abaisser le seul rempart entre son esprit et l’action du démon. Iephyr marqua une pause. Il s’adressa particulièrement au demi-elfe, qu’il sentait se rembrunir. Il était bien normal de se sentir trahi. Après tout, il l’avait volontairement maintenu dans l’ignorance durant des heures. Je suis désolé. Je ne vous l’ai pas dit parce que… Ça n’aurait servi à rien. Il fallait d’abord s’échapper. Il termina dans un murmure. Bon… au travail…
Il pilonna une poudre noire dans un mortier, versa une goutte de liquide émeraude sur la préparation qui se mit à pétiller. Une fumerole à l’odeur piquante s’échappa, assez puissante pour leur tirer à chacun une larme. Iephyr plaça le bol sous le nez de la demi-elfe en reniflant.
Retenez-la s’il vous plaît. Juste au cas où…
Thymar réagit immédiatement. Il accourut vers le divan pour maintenir la demi-elfe.
Celle-ci se réveilla effectivement, mais pas aussi brutalement que son ami ne l’avait imaginé. Elle se contenta d’ouvrir les yeux, de les ouvrir plus grand, et de regarder autour d’elle en respirant nerveusement, comme un animal qui sent que la mort va arriver mais ne sait pas d’où est-ce qu’elle va surgir, ni quand. Ses pupilles dilatées à l’extrême noircissaient son regard Iephyr agita la main devant son visage. Manifestement, la demi-elfe n’y voyait rien du tout. Il grimaça malgré lui.
Il reprit la notice du sort de Nerienyphe entre ses mains et la relut. Une fois, deux fois, trois fois. Quatre fois, pour être sûr. Il ponctuait le silence avec des “heu”, des “donc” et des “voilà” qui n’avaient rien de conclusifs.
Avec la paume de sa main, il dessina un demi-cercle au dessus de l’eau salée qu’on lui avait apporté. La surface se mit à luire légèrement, puis à pétiller. Il y plongea le bénitier. Le liquide révéla des runes bleues phosphorescentes inscrites sur les rainures du coquillage. Il le sortit du seau et le tint bien fermement dans sa main gauche.
J’ai ensorcelé le bénitier. Ainsi, quand on aura remis le visiteur à l’intérieur, Il sera définitivement scellé, expliqua-t-il protocolairement. Maintenant… Je vais essayer le sort de Nerienyphe.
Iephyr jeta un dernier coup d’oeil à la notice, puis tendit sa main droite au niveau du front de la demi-elfe, sous le regard attentif des trois compagnons.
Plusieurs secondes s’écoulèrent avant qu’il ne se produise quelque chose. Sous sa paume, l’air se mit à miroiter, mais l’effet se dissipa presque aussitôt. Il réessaya.
La seconde fois, il y eut une sorte de claquement qui fit sursauter tout le monde, courtement suivi d’une petite décharge. Iephyr s’exclama en secouant sa main endolorie.
C’est… c’est un peu compliqué. Donnez-moi juste un peu de temps, bredouilla-t-il.
Il persévéra. Mais chaque fois qu’il parvenait à… eh bien, à quelque chose, une plus grosse décharge lui vrillait le bras et lui faisait perdre sa concentration.
Au bout d’une dizaine d’essais, il se fit vraiment mal jusqu’à l’épaule.
Tu le connais ton sort, au moins ? s’impatienta le garde.
Stressé et agacé, Iephyr lui répondit impulsivement :
Non ! Je viens de l’apprendre !
Thymar tendit le cou en avant, suffoqué, comme foudroyé par la fureur.
Attends, quoi ? Tu viens de l’apprendre ? T’es en train de me dire que tu ne sais pas comment faire ? Et c’était quoi, là, ton baratin de tout à l’heure ? ‘Tain, mais jusqu’au bout ! Jusqu’au bout tu fous de nous ! explosa-t-il en faisant percuter chaque consonne. C’est pas vrai ? Hein ? C’est pas vrai, dis-moi ?
Iephyr soutint son regard tant bien que mal. Ses lèvres se mirent à trembler et il peinait encore plus que d’ordinaire à articuler.
Je… J’étais…
Il fut vite interrompu.
Et alors, on fait quoi, Boucle d’Or ? On ramène Erilys au palais, on demande à Nerienyphe de le faire à ta place ? Parce que tu sais rien faire de tes dix doigts ? J’en ai marre moi, de tes explications au compte-goutte ! Ou tu nous dit tout, ou tu nous refourgue à l’Inquisition, mais arrête de faire les choses à moitié ! On perd du temps !
NON !
Ses vociférations effrayèrent la demi-elfe. Elle se secoua violemment en hurlant de terreur et en se débattant. Thymar la lâcha, surpris. Il voulut de la rattraper, mais Nirfäel lui passa agilement devant pour le faire.
Le garde recula, presque assommé par la confusion, ne sachant plus où se mettre dans ce petit boudoir qui lui apparaissait soudainement très encombré et oppressant.
Le petit elfe leva la tête vers lui. Sa voix tremblait, mais son ton était résolu.
Laisse-nous, Thymar. Nous sommes trop de cinq dans cette pièce, de toute façon.
Mais si, si, je vais vous aider…
Noooon et si nous allions plutôt au jardin, messire ? chantonna TeRcáïl en s’interposant. Laissons la magie aux magiciens, nous avons des talents tout aussi légitimes. Nous trouverons un autre moyen de nous rendre utiles. Allez ! Passez devant. Hop, hop !
Ignorant les protestations du garde, le dragon l’accula vers la sortie. Thymar n’eut d’autre choix que de se soumettre et de quitter les lieux, les poings serrés.
TeRcáïl resta un moment sur le pas de la porte, pensif. Au bout d’une seconde, il tordit le cou vers les deux elfes restés à l’intérieur et lança par dessus son épaule :
– J[color=#bd0f0fe suis certain qu’en conjuguant vos deux intellects, vous parviendrez à trouver une solution. À tout hasard, Iephyr, saviez-vous que Nirfäel était aussi très bon dans votre domaine…?[/color]
Le dragon disparut dans le couloir, suivant l’écho des pas du garde.
Le silence retomba comme la poussière. Iephyr se concentra plusieurs secondes sur sa propre respiration, tentant d’apaiser comme il pouvait les tremblements qui secouaient son être. L’oisiveté, dans une telle situation, le mettait mal à l’aise : il s’employa donc à essayer d’humecter la bouche asséchée de sa patiente, qu’il n’avait pas réussi à faire boire lorsqu’elle était encore dans sa cellule, et qui commençait à montrer des signes de déshydratation. La demi-elfe le repoussa et lui recracha à la figure le peu d’eau qu’il avait réussi à presser sur ses lèvres. Il accepta avec grâce. Il l’avait bien mérité.
Avec tout ça… J’avais presque fini par oublier. C’est vrai que le coup du faucon, c’était très savant ! C’était de l’illusion… ou de l’altération ? On aurait dit un mélange des deux…Vous êtes de quelle école ? Le… TeRcáïl a raison, peut-être que si nous partageons nos connaissances… nos compétences… nous pourrions trouver une alternative au sort de ma soeur…
Il désigna le livre que Thymar l’avait surpris en train de consulter.
La manière la plus commune d’exiler les démons passe par l’incantation de prières. Alors il m’est venue une idée… Je vous explique : toutes les prières utilisées pour l’exorcisme sont fondés sur des citations provenant directement du Récit d’Amuk – c’est un peu comme le livre sacré du Culte, précisa Iephyr. J’avais en tête qu’au lieu d’utiliser le sort de Nerienyphe, qui est un sort qui contraint le visiteur, ce qui nécessite une puissance qui me fait défaut, nous pourrions essayer de détourner une prière du livre afin d’en créer une nouvelle qui attire le démon et le ramène à l’intérieur de son réceptacle originel. Rien de trop élaboré, donc, mais la ruse pourrait fonctionner sur un démon mineur comme celui-ci. Qu’en pensez-vous ? Je ne suis pas très doué avec une plume, mais vous… Vous êtes barde, non ? Ça ne devrait pas vous poser trop de problèmes, d’interpoler une citation d’Athoth… Surtout avec mon aide. Je ne suis peut-être pas bon magicien, mais mes connaissances du Culte peuvent servir…

***

Fiche-moi la paix, et arrête de me suivre ! Ma parole, t’es un dragon ou un cabot ?
Et vous, êtes-vous un adulte ou êtes-vous un enfant ? Je commence à en avoir assez de jouer les nounou avec vous !
De quoi je me mêle ?
Les elfes ! Vous prétendez votre supériorité face aux humains et aux nains, mais le sang qui coule dans vos veines est aussi chaud que le leur ! Reprenez-vous ! Vous avez beau faire le fier, vous empestez la peur. Même Iephyr s’en sort mieux que vous.
Je me dispense de tes leçons de morale à deux sous ! Tu m’as poussé dehors comme si j…
Je vous ai mis dehors parce que vous faisiez peur au petit, coupa TeRcáïl avec autorité. Ils seront bien plus efficaces si vous n’êtes pas là en train de leur brailler dans les oreilles !
Ha ! Si je ne suis pas là pour les secouer, ils ne font rien comme il faut ! Enfin, excuse-moi, mais l’autre imbécile, si je ne lui avais pas collé une claque, il serait encore en train de pleurnicher au pied de la tour ! fulmina Thymar, une main tendue vers le lointain.
TeRcáïl le toisa gravement.
Ses écailles arborait peut-être un rouge agressif, il ne se laissait pas facilement emporter par la colère. Il reprit à voix plus basse, autant par économie de voix que pour contraindre Thymar à baisser lui-même d’un ton :
Cela fait deux fois ce soir que vous employez ce terme pour qualifier mon ami. Savez-vous seulement ce que signifie le mot imbécile, Monsieur Je-sais-lire ?
Mais qu’est-ce que j’en ai à f…
Ça signifie : “celui qui est incapable de faire la guerre.” Le lâche. Tirez-en vos propres conclusions. Déguerpissez ! Marchez ! Prenez l’air ! Vous reviendrez vers nous quand vous aurez enfin compris combien vous avez été ridicule.

Sur ces mots, le dragon tourna les talons et s’éloigna vers le jardin occidental. Thymar l’observa un moment. Il prit la direction opposée.

La marée montante poussait un vent nouveau. Il lavait le ciel de ses nuages bistre, emportant au loin les fumées des incendies et le souvenir d’une nuit de terreur pour les Abyréens. Le ciel bleuissait doucement. Quelques fleurs, avides de lumière, déployaient déjà de frêles pétales, en attente d’une goutte de soleil.

Errant sous l’ombre enveloppante d’un guanacaste, Thymar retraçait, scène par scène, cette aventure désastreuse. Comment en étaient-ils arrivés là ? À quel moment tout avait pu déraper à ce point ?
Il avait suivi Nirfäel dans la rue. Il l’avait attrapé. Il l’avait conduit à Erilys. Pauvre tête de mule ! S’il ne s’était pas entêté à faire justice lui-même en amenant cet idiot dans l’allée des grèbes, rien de toute cette histoire n’aurait eu lieu ! Le bougre aurait prit sa barque, se serait évadé comme si de rien n’était et Erilys n’en aurait rien su. Et alors : pas de dragons déchaînés par le vin de Chartraz, pas de carnage, et encore moins de Nerienyphe, de démons abyssaux et d’exorcisme ! Juste la nuit, le sommeil, et la perspective d’un lendemain tranquille.
L’elfe s’étonna de la façon dont un simple événement, aussi anodin fût-il, pouvait tout transformer.
Il s’étonna aussi de la fragilité de l’existence. Erilys était certainement l’âme la plus solide qu’il avait jamais rencontrée. Il lui était difficile de croire qu’une créature, même dans toute sa divinité, pût concasser aussi aisément un tel prodige. Il revoyait avec angoisse les délires de la demi-elfe, sa panique, ses cris, le regard méconnaissable qu'elle jetait alentours. Il se rappelait cette impression dérangeante que, malgré le visage familier, il s'était trouvé face à une étrangère.
La révélation soudaine de sa fragilité fêlait le mythe qu’il s’était raconté sur la demi-elfe : cet esprit sain dans ce corps sain, ce gage de solidité et de permanence, qui faisait toujours les bons choix, qui ne se laissait jamais surprendre par l’imprévu et qui composait avec les éléments les plus ingrats que la vie mettait à sa disposition avec toujours beaucoup d'astuce. Tout à son émerveillement, Thymar avait oublié qu’Erilys était une femme entièrement ordinaire, organique, qui pouvait s’abîmer et devait disparaître un jour. Plus exactement, il avait voulu l’oublier. Il en avait eu besoin. Il se sentit coupable, tout à coup.
Mais ce qui le bouleversait le plus, à cet instant, ce n’était ni son orgueil crevé, ni la désillusion.
Erilys allait peut-être disparaître sans mourir. Si tout se déroulait comme Iephyr l’avait laissé entendre, la demi-elfe pourrait, à son réveil, n’être plus qu’une relique d’elle-même, le mirage de ce qu’elle avait été, une morte-vivante, la mémoire totalement détricotée par le passage du visiteur. Pour sa part, Thymar savait qu’il ne pourrait se résoudre à l’abandonner dans un hospice, seule, hochant sur son coccyx, effarouchée comme une chauve-souris par la lumière du jour, entre les vieilles croupissantes et tous les sinistres fous de la ville. Il était la seule famille qui lui restait, du moins, ce qui s’en rapprochait le plus, et inversement. Quelle vie allait l’attendre, après ça ?

Thymar se pencha en avant et vomit. Il s’y reprit à deux fois, la main pressée sur ses boyaux noués.
Il cracha, s’essuya la bouche et s’en alla, encore pantelant, s’asseoir au creux des racines du grand guanacaste. Là, il s’accouda à ses genoux et se laissa pleurer sans bruit, à la confidence du vieil arbre.

***

Puis-je me joindre à vous ?
Hm.
TeRcáïl s’avança sous la brise. Il s’allongea près de l’Abyréen en renversant son flanc, à la manière d’un chat et croisa devant lui ses sii aux griffes luisantes.
Vous sentez-vous mieux, à présent ?
Tu n’en démords pas. Je croyais que c’était à moi de vous rejoindre quand je serais prêt.
Je l’avoue, j’ai d’énormes besoins sociaux à satisfaire, et le fantôme avec qui je jouais dans le jardin avant que vous n’arriviez vient de me faire faux bond.
Pfeuh !
Vous ne me prenez pas au sérieux ? Tant pis pour vous. Mais j’aimerais vous faire remarquer que ce jardin ne se tient pas tout seul et qu’il ne devrait pas y avoir d’aussi robustes framboisiers dans un jardin en friche depuis quarante ans.
Thymar était trop épuisé pour répondre. Il se sentait comme ivre de tristesse, et pousser ne serait-ce qu’une onomatopée lui coûtait trop de force abdominale. Il se contentait de commenter vaguement en pensée, mais restait immobile, à peine présent.
Le dragon le considéra du coin de l’oeil.
Puis-je faire une suggestion ?
Hm.
Et si, au lieu de céder aux lamentations, nous nous donnions un peu de nerf et nous préparions à accueillir Erilys parmi les vivants ? C’est vous, qui la connaissez le mieux, n’est-il pas ? À votre avis, qu’est-ce qui lui ferait le plus plaisir ? Que voudra-t-elle faire quand elle se réveillera ?
Un souffle léger traversa les narine du garde et un mince sourire se dessina sur sa figure.
Un bain. Elle voudra prendre un bain. Il se hissa péniblement sur ses deux jambes et avisa enfin le dragon rouge.Aller, viens.
Revenir en haut Aller en bas
Nirfäel
Nirfäel
Barde Seigneurial
Messages : 874
Date d'inscription : 20/08/2012
Age : 28
Localisation : En train de composer, que diable !
MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 3 Icon_minitimeMar 9 Mai 2023 - 0:01



Le jardin de la villa Regina avait cet air étrange de fervente quiétude. Pour qui le visitait avec les tourments d’un vieux sicaire, il s’agissait d’un sanctuaire plus réconfortant que le doux crépitement d’un foyer. Ses grands murs aveugles, percés de portes solides aux clous larges, érigeaient une carapace aussi froide que massive autour du domaine. Le ciel lunaire éclaboussait le vaste patio d’une lueur liquide et pâle. Les vestibules obscurs tranchaient de leur pénombre rassurante les racines vives des plantes de la cour ; une fontaine gazouillait au centre de l’espace, les vignes modestes adoucissaient les formes du parc ; les moucharabiehs se précipitaient jusqu’au terme de la promenade, traçaient une fresque obsédante, et dans ses interstices se devinaient le fantôme de plusieurs vergers. L’endroit respirait le parfum frais de la pierre mouillée.
Un endroit désert, aussi. Le contraste était saisissant avec le palais fourmillant de l’inquisition. On n’était pourtant pas si loin du port, mais un écran de silence cloisonnait les rondeurs du parc. Pas un grèbe ne croassait au loin, pas même les lamentations d’un cormoran ne parvenaient jusqu’ici.

Dans ce paradis assoupi, Nirfäel nettoyait le sang sur les manches de son manteau. Ses gestes frénétiques retenaient une colère soutenue de remords étouffants. Il avait beau frotter comme un sourd, le sang disparaissait mais pas l’horrible honte que trahissait le tremblement de ses mains. En les sortant de l’eau, il les ramena contre lui et ferma les yeux dans une grimace chagrine. Il n’avait pas connu un tel chamboulement depuis le pogrom de Skerlida, à croire finalement que le destin de Dame Erilys et lui était de se retrouver dans le drame.

Tout était allé de travers depuis ce séjour à Abyre. Il avait apporté avec lui ses mouchardages d’amateur espion et avait réussi à mettre en danger la dernière personne pour qui son cœur chavirait. Les inquisiteurs qui le recherchaient avaient jeté leur dévolu sur d’autres victimes, toutes aussi peu préparées que lui à leur courroux et leurs interventions avaient causé des ravages.
Tout était allé de travers depuis l’enlèvement d’Erilys. Il avait lâché sur la ville les vestiges d’une armée draconique, laissé des quartiers entiers en proie aux flammes et fait s’abattre la terreur sur l’une des plus grandes institutions du peuple abyréen.
En vérité, depuis qu’il avait eu la folie des grandeurs, tout était allé de travers…

Il se releva, son manteau maintenant couvert de taches poisseuses. Il plongea un seau dans l’eau douce de la fontaine et le remplit jusqu’à la dernière goutte. Durant cette courte distraction, il eut le temps d’apercevoir le mystère de son visage : La peur qui tenaillait son ventre quelques heures auparavant se devinait encore dans ses traits tirés. Une ombre fatiguée de mauvaise humeur couvrait ses yeux autrefois brillants d’espièglerie.
Un regard de tueur.

Le pire était ce que l’on ne pouvait pas voir. Combien de fois en vérité avait-il eu besoin d’attiser sa magie pour éteindre des vies ? Combien de fois cette lueur terrible avait animé son regard ? Le demi-elfe plongea sa main dans la fontaine et s’aspergea une dernière fois le visage, évacuant la réponse : une fois pour lui c’était déjà trop. Ces meurtres, comme les premiers, lui avaient déchiré l’âme. Il s’agissait d’actes contre-nature, bien loin des respectables faits que son magnifique don lui permettait. S’engager dans cette voie, c’était se parjurer à coup sûr. Il lui fallait éteindre cette flamme car, le temps passant, cent sévices de plus marqueraient son âme et à ses arrières, mille corps joncheraient les rues. Pourtant, eut-il juré de mettre fin à ce mal, ç’aurait été trahir ses autres serments. Sa situation et celle de ses compagnons étaient bien trop précaires pour tenir une promesse aussi fragile. En dehors de ces murs tranquilles, leur vie valait moins qu’un fruit pourri et leurs ennemis nourrissaient quantité de griefs à leur encontre. Nirfäel devait les protéger coûte que coûte. Et la protéger elle. Rien d’autre aujourd’hui ne comptait. Au lieu de s’apitoyer sur ses fautes, le barde devait accepter d’en commettre de plus grandes. Il n’était plus temps de reculer. S’arrêter sur ce sentier tapissé d’embûches serait son ultime échec. Une seule hésitation, et c’était la mort qui les faucherait tous.

-Vous voici bien songeur, maître barde.

Le demi-elfe leva un visage trempé vers la silhouette rouge de TeRcáïl. Celui-ci se faufila comme un lézard sur les vertigineux moucharabiehs. En dépit de sa grâce serpentine, le dragon semblait avoir fait un sort à la penderie résidentielle avec une maladresse profane. Si sa gueule tenait des linges à peu près propres, les pics de sa collerette avaient pris soin de transpercer quelques houppelandes damasquinées et un froc immaculé durant l’inventaire. L’air incrédule de Nirfäel le pria de répondre :

-Navré mais l’état de votre très chère amie me poussa à l’empressement, expliqua-t-il sobrement. Après avoir été remplir le seau, je n’ai pas eu les cœurs à louvoyer calmement dans la garde-robe pour y trouver mon content.  

-Nous avions pourtant convenu que je me chargeais du seau et de l’eau.

-Oui mais vous aviez l’attention d’un loir. Iephyr avait expressément demandé un seau d’eau de mer et, vous voyant errer près de cette fontaine, je ne vous croyais pas capable de ramener une telle trouvaille avant la fin de la décennie. (En se posant sur le pavé du jardin, le petit dragon rouge grignota une soutane humide qui seyait ses écailles puis l’arracha avec excitation) Et je ne voulais point vous brusquer. Vous avez traversé de lourdes épreuves, Nirfäel, certes souvent accompagné mais parfois seul. Mes semblables ont causé le grabuge escompté chez l’inquisition mais cela ne rendit point notre affaire plus aisée.

Le barde se souvint alors des dragons gisant au beau milieu de la cour en ruine du palais. La honte de son pragmatisme le submergea comme un coup de poignard :

-TeRcáïl, je dois vous faire des excuses. Vos semblables ont été quasiment balayés cette nuit, alors que mon espoir était de les voir libres. En voulant jouer les bienfaiteurs, je leur ai causé un tort qui leur fut fatal, cela dans mon propre intérêt.

-Ne vous en voulez pas tant, répliqua le dragon rouge avec un sursaut de sévérité. Voyez où nous avons dû nous rendre pour les trouver, la magie qu’il vous a fallu employer pour qu’ils dressent leurs ailes rabougries. Ce qui dormait là-dessous n’était pas mon peuple. C’était autre chose, plus docile… (il soupira) plus obéissant. Lorsque la malédiction de Leth a frappé notre terre, les dragons ont pour la première fois éprouvé la peur de leur extinction. Je le sais parce que moi-même, j’ai goûté à son effet délétère. Ce n’était pas comme la mort lente d’une colline de dragon ou du règne d’un Tyr malade. Ce jour où Hypath s’est effondré, nous avons été vaincus. Le Lavadôme était notre foyer et sa perte nous a forcé à devenir serviles, soumis à des suzerains insolents et malhonnêtes. La sécurité des miens était leur geôle, et ces cavernes où nous les avons éveillés était le plus doux des cachots. Tout ceci est terminé à présent. La grande Armée Aérienne du Lavadôme, la plus puissante force qui fut dans ce monde, est tombée. Son feu jadis triomphant est éteint et seules ses cendres demeurent. (Son regard sauvage se durcit, sa queue se balança avec une frénésie à demi voilée) Les abyréens ont massacré beaucoup des miens cette nuit. Pas vous. Désormais, les survivants apprendront à vivre par eux-mêmes, loin du joug d’un elfe des mers. Ils n’en ressortiront que plus forts. C’est cela le cadeau que vous leur avez fait. Ne le sous-estimez pas. Comme vous et moi, ils sont nés dans un monde dur et cruel.

Le cri curieusement mécanique d’un oiseau trancha le vif de l’air et hérissa la barbiche de Nirfäel. Il se retourna et frappa deux fois dans ses mains. Les ailes dorées de Sundràr jaillirent subitement des frondaisons, suivi d’un nouveau glapissement strident. Il prit lentement de l’altitude et commença à faire des rondes au-dessus de leur tête. Le rapace avait finalement réussi à se sortir du guêpier dans lequel Nirfäel l’avait fourré, à son plus grand déplaisir car sa présence lui rappelait crûment ses exactions passées. Il le chassa d’un sifflement rageur.

-Un nouvel ami à vous ? demanda TeRcáïl.

Le barde secoua la tête.

-C’est un outil, rien de plus.

-Vous m’en voyez ravi. Pour un outil, il avait une parfaite allure d’oiseau de mauvaise augure. Je présume qu’il a son utilité.

-Hélas, je crains que nous ayons besoin de lui plutôt deux fois qu’une. Ah ! Je te remercie pour ton aide, TeRcáïl. Je suis las et le temps nous fait diablement défaut. Allons vite rejoindre les autres. Je ne veux pas retrouver Iephyr dans une mare de sang.

-Vous pensez ? s’étonna le dragon avec un pruum de contentement.   Ce bon Thymar n’est pas des gueux qui nous pourchassent.

-Mais il n’en demeure pas moins son tempérament amer et impulsif.

Ils se dirigèrent tout deux vers le hall de la villa. Ils traversèrent des murs couverts d’ecchymoses marines, chargés de témoignages et de vieilles histoires. Au milieu de ce prisme immémorial, les lieux donnaient cette sensation de vêtir les parures d’un étranger au milieu d’un conte. Dans un couloir sombre, les deux vagabonds ralentirent le pas. Des éclats de voix retentissaient non loin, manifestement là où ils avaient laissé les deux abyréens et Erilys. En comprenant que le ton montait, ils franchirent lentement le seuil de la grande porte avec une curiosité que ne dénigrait pas une pointe d’inquiétude. À l’intérieur se dandinait un Iephyr mal assuré que Thymar harcelait de manière insistante. Au bout du compte il sembla que leur apparition régla la question car Iephyr baissa la tête et avoua à demi-mot :

– Je vous dois la vérité. C’est un peu de ma faute si elle est dans cet état…

– Nous vous écoutons.

Au fur et à mesure de ce que Iephyr leur avoua ensuite, le sang de Nirfäel se glaça. De tous les poisons qui existaient de par le monde, de toutes les tortures que l’on avait déjà un jour infligé à un prisonnier, il avait fallu que les inquisiteurs jouent d’originalité avec Erilys et leur infligent sans armes le plus terrible des coups. Un démon, tout mineur qu’il soit, n’était pas un animal de compagnie. Qu’un hôte lui cède une infime place dans son esprit, et son emprise sur lui devenait quasiment irrémédiable. Nirfäel ne connaissait guère ces démons, bien moins encore leurs divins abyssaux. Mais le peu qu’il avait appris ici n’était pas encourageant.
Le demi-elfe s’effondra sur le fauteuil derrière lui comme un nouveau fardeau appuyait sur ses épaules. TeRcáïl, sentant son désarroi, se coucha non loin et ouvrit une aile délicate autour de lui, tâchant de l’apaiser. Mais Nirfäel n’eut aucune réaction. Etrangement taciturne, il vit avec un remord noué de l’activité autour de la silhouette inerte d’Erilys. Il laissa ses compagnons tenter le sortilège réparateur de Iephyr, tandis que lui-même attendait. Quelle folie ! Toutes ces morts, tout ce chaos, tant d’épreuves traversées pour se retrouver ici impuissant devant son corps affecté d’une présence démoniaque ; un mal inconnu pour lequel aucun mot ni aucun soin n’était assuré de le guérir. Cette perspective si effrayante l’ébranla tant qu’il faillit ne pas entendre la conversation dans le hall dégénérer. Quoique Iephyr essayait d’entreprendre, cela ne semblait pas avoir d’autres effets qu’enrager son collègue improvisé. Au bout d’un moment Thymar perdit parfaitement son calme :

- ...J’en ai marre moi, de tes explications au compte-goutte ! Ou tu nous dis tout, ou tu nous refourgue à l’Inquisition, mais arrête de faire les choses à moitié ! On perd du temps !

Cette chamaillerie, virevoltante de piqués, entraîna quelque chose qui prit tout le monde de court : auparavant sans vie ni remous, Erilys s’éveilla et fut soudain frappée d’un accès de terreur. S’il fallait reconnaître une qualité au jeune Iephyr, c’était une belle fermeté de caractère : alors que Thymar recula avec un air complètement désemparé, celui-ci ne dévia pas dans ses assurances et retint la demi-elfe. Le barde réagit aussitôt et prit la place du garde pour lui apporter son aide. Ensemble, ils tinrent bon jusqu’à ce que la crise cesse. Dès lors, Thymar se retrouva plus confus qu’en colère. N’attendant pas que cette dernière lui revienne, le dragon rouge prit les devants et entreprit de l’éloigner. Il l’emmena jusqu’au pas de la porte où ils disparurent loin dans le corridor. Leur ombre navigua encore sur quelques fenêtres à croisillons puis ils se retrouvèrent seuls.

Ayant gardé jusque-là ses yeux résolument concentrés sur Erilys, Nirfäel inspecta finalement Iephyr de la tête au pied. Le damoiseau paraissait inquiet, même si force était de reconnaître que sa résolution ne faiblissait point. En dépit de se savoir surveillé, il gardait la tête haute et son visage contenait même une lueur de défi. Sans doute livrait-il un secret combat contre la peur. On pouvait le comprendre. Même cette villa n’était pas synonyme de sécurité pour lui. S’ils étaient tous devenus des fugitifs aux yeux de l’autorité, lui était devenu un paria. Nul demeure dans cette région ne pourrait plus jamais lui apporter quiétude et tranquillité. En sacrifiant à son serment, il s’était condamné à l’opprobre envers son peuple, sans aucune voie de retour. Dans un sens, Nirfäel avait de la pitié pour lui. Il connaissait l’histoire des elfes des mers et leur rancune était légendaire. Iephyr avait peu de chances de revenir en paix à Abyre. Même s’il était en partie responsable de l’état d’Erilys, il n’en restait pas moins leur seul allié ici et également le seul à pouvoir interrompre cette possession démoniaque :

– Avec tout ça… J’avais presque fini par oublier. C’est vrai que le coup du faucon, c’était très savant ! C’était de l’illusion… ou de l’altération ? On aurait dit un mélange des deux…Vous êtes de quelle école ?

-De l’altération bien entendu, répondit Nirfäel avec un ton presque professionnel. Sundràr est né d’un marteau nain, une arme infusée de propriétés guerrières. Moi qui ne suis guère expert dans ce domaine, c’est néanmoins mon chant qui en a forgé l’essence. En altérant sa forme, je lui ai aussi donné une volonté propre, quoique maîtrisée par ma main. Sundràr n’est pas plus un être vivant qu’un caillou.

-Alors il se meut et vole d’un ordre de votre part ? Impossible ! L’altération ne permet pas de répondre aux lois de l’invocation. Pour cela il faudrait fusionner deux charmes totalement contraires et il n’est pas de… (le visage de Iephyr se figea) ou alors, ça signifie…

Nirfäel eut un sourire triste :

-Belle réflexion. Car vous avez trouvé la réponse, n’est-ce pas ?

-Je dirais que oui. Pour qu’un outil soit animée par une telle volonté, il faut plus que des enchantements et des sortilèges. Il faut donner… une partie de soi. Maître Nirfäel, avez-vous sérieusement placé dans ce rapace un fragment de votre esprit ?

-Pour être franc avec vous, oui. De l’altération donc. En vérité, c’est l’évidence même. Je n’ai sinon pas encore trouvé le talent me permettant de tuer avec des illusions.

-Certes… grimaça Iephyr en reprenant son livre et son coffret alchimique. C’est étonnant… de la part d’un barde.

-J’ai fait ce qui était nécessaire, rétorqua sèchement ce dernier. Rien de plus.

-Le sentez-vous alors ?

-Que diable devrais-je sentir, menu sacripant ?

-Le goût de la mort. C’est de votre esprit dont on parle. Une partie de vous éprouve forcément ce que l’oiseau est censé ressentir lorsque…

-N’en parlons plus, Iephyr. Vos chances d’obtenir un poste dans l’inquisition d’Abyre sont plus qu’hasardeuses, il est donc inutile de verser dans l’interrogatoire. Je n’ai en l’état ni la patience ni l’envie de vous répondre. Vous n’êtes pas en danger en ma présence, voilà tout ce dont vous avez besoin de savoir. J’ai besoin de vous. J’ai besoin de votre aide. Et en dépit de son manque de bienséance digne d’un cornichon ma foi bien grognon, Thymar en a tout autant conscience que moi.

-Je vous demande pardon, Nirfäel.

-Je serais un idiot si je ne vous le donnais pas.  

Nirfäel écouta ensuite la proposition de Iephyr. Il hocha gravement la tête :

-Alors c’est comme cela que tout va se finir : dans la poésie. Diantre ! Nous avons les ingrédients parfaits pour une tragédie.

Embarrassé par l’ironie de la situation, Iephyr appuya néanmoins son idée avec véhémence :

-Nous n’avons qu’à réussir pour que sa conclusion ne soit pas si triste.

-Il est aisé de pérorer en dramaturge tant que l’affaire n’a pas eu lieu. Avez-vous l’assurance qu’une telle incantation amène ce … Visiteur à libérer Erilys ? Dans le cas contraire, nous aurions l’air drôlement bêtes de perdre autant de temps à pousser la chansonnette.

-Mais les mots ont un pouvoir, maître Nirfäel, vous le savez bien.

-Je n’en ai pas le moindre doute. Je ne sais seulement pas si les démons abyssaux en ont la même conscience que nous.

Voyant qu’Erilys n’émettait ni sons ni gestes, Iephyr soupira et ramena un siège derrière lui avant de s’épandre à l’intérieur. Il lorgna du coin de l’œil le reflet de la lune qui gravitait derrière un haut-vitrail du hall :

-Avant que le Culte des Noyés ne soit anéanti, expliqua-t-il, leur temple était la retraite d’une légion de grimoires d’incantations, de litanies thaumaturgiques et de récits mythiques. Ces bibliothèques étaient visitées par des milliers d’abyréens à travers nos cités, mais seule une poignée de prêtres abyssaux avaient le don de voir au travers des lignes. Ils savaient comment communiquer avec les entre-mondes ; briser la frontière de notre royaume matériel n’était pas un sacrilège ni un rituel maudit mais une banale excursion vers le monde des abysses. Nos divinités et nous avions un véritable contact, et de ces échanges, nous fûmes gagnés par des puissances inimaginables. Bien sûr, le prix à payer était énorme. Et cette force n’attira pas que des regards amicaux. Chez les plus grandes maisons d’Abyre, la peur du divin laissa place à la haine et la jalousie : Sabal, Cadwenir, Ayameshki, Ereshki. Sans parler des Halitu, la maison d’Abyre aujourd’hui la plus grande force religieuse du nouveau culte abyssal. Ils complotèrent contre le Culte et retournèrent une à une toutes les maisons contre eux. Ils firent exécuter tous les prêtres ayant un jour touché les grimoires du temple. Ils rasèrent jusqu’à la dernière pierre de ces bâtisses. Le savoir du Culte des Noyés fut perdu à tout jamais. Désormais, il ne reste plus rien à part de petites poches d’occultistes patentés et des groupes d’anciens dévots vivant dans l’ombre de cette ancienne gloire. (Iephyr secoua la tête en se passant une main passablement humide sur le front) Nous payons le prix de cette ignorance en cette nuit peu réconfortante. Nous en sommes réduits à conjecturer qu’une incantation finement dénaturée parviendra à repousser un démon aux pouvoirs terribles. Néanmoins, je peux garantir… j’ai foi, comprenez-vous maître Nirfäel ? J’ai foi en cette idée. Elle est aussi sibylline qu’un vieux parchemin certes. Mais je sais que les démons sont sensibles à ces grimoires et aux incantations de l’ancien temps. J’ai foi car en vérité, je n’ai pas d’autres solutions à vous proposer.

Après un instant de silence assourdissant, Nirfäel répondit :

-Soit. Jouons à la sorcellerie en ce cas. Autant vous prévenir que je suis un collègue de travail très irascible. Ne le prenez pas pour vous. (Il se racla la gorge) Quelle est la formule ?

Le jeune abyréen se redressa, s’empara de la notice contenant l’ensemble du sortilège, puis psalmodia sur un ton bas :

-Ô Visiteur des abysses
Par la puissance des mers et des océans
Au nom des royaumes qui furent perdus
Pardonne-moi, toi que j’accueille parmi nous


-Est-ce tout ?

Iephyr acquiesça.

-Alors mettons-nous au travail sans plus tarder.


* * *


La nuit brillait sous l'aura des cieux endormis. Des volutes de feuilles d’érable planaient dans un petit creux boisé faisant voisinage à un cimetière. Il se trouvait proche des lisières d’une forêt aux racines envoutantes, se refermant en détours et boucles jusqu’à un arc courbé. Autour de ce renfoncement couraient plusieurs sources. La première miroitait dans son lit de galets et de pierres moussues ; un peu plus loin, une seconde fredonnait entre les racines de grands hêtres, creusant une rigole discrète qui contournait largement un petit sentier niché dans la pénombre. Un peu effarouchée par la lune, l’eau vive laissait sa robe prendre des chatoiements spectraux, elle fuyait loin du chemin, vers la promesse lointaine d’un fleuve. Les deux sources se rejoignaient à l’Est en un sinueux ruisseau dévalant par enthousiasme juvénile un vallon étranglé, où quelques troncs couchés lui dressaient de sauvages péristyles.
Des animaux noctambules visitaient le cours d’eau et buvaient en sa compagnie ; carcajous et fennecs étanchaient leur soif dans ses gorges. Des marsupiaux venus de la lointaine jungle d’Asbria se penchaient sur l’ondée puis repartaient dans les arbres, talonnés par une alarme silencieuse.

D’ordinaire, le ruisseau accueillait bombance et frivolité de la faune. Cette nuit toutefois, le creux boisé était anormalement calme. Plus l’on remontait le cours de la rivière, jusqu’à arriver au petit sentier, plus l’absence de bêtes apparaissait sinistre. Il y avait de nombreuses raisons à cela. La première était que les sources séparées constituaient une moindre abondance et que le galet n’était point dallage prudent. La deuxième était aussi que, depuis un certain temps, un carrosse longeait le sentier en plusieurs occasions, surmonté de silhouettes affairées et causant un raffut aussi désagréable qu’inquiétant.
Mais la troisième raison était de loin la plus pertinente. Car en vérité, celle-ci rôdait toujours sur les lieux. Elle s’étendait sur plusieurs mètres, immobile et menaçante, serpentant entre les galets, ne laissant qu’un silence entrecoupé des cliquetis métalliques d’une armure.

Ce silence, ZaaNorath, le Croc d’Ébène, en humait le parfum avec une délectation sauvage. Il en ressentait les parures, comme un voile épais le coupant du reste du monde. Seuls les sons au sein des frondaisons conservaient l'assurance qu'il y avait de la vie autour de lui. Le reste n'était qu’inconnu.  

Même une sentinelle au regard acéré n'aurait su le dénicher dans le taillis qui était le sien. La nuit de chaos qui avait frappé Abyre commençait déjà à s’éteindre et, excepté le phare Sud en flammes, le ciel était bien trop baigné de noirceur, et les étoiles, régnant dans une fresque mouchetée de gros nuages, n'éclairaient qu'à peine les branches des cyprès dans les hauteurs. Le dragon leva sa tête massive. Aucun mouvement n’animait son corps noueux et mortel, comme s'il se tenait lui-même dans les abysses d'une pensée vorace. Mais c’était la concentration du chasseur enjoué qui guidait ses pas. Il observait d'un regard calme et inexpressif le petit sentier disparaissant à l’orée des hêtres. Soudain, alors que rien ne le laissait présager, il franchit le flot d’un bond et engloutit sa livrée indigo au fond des halliers, libérant le ruisseau de son règne, ramenant les petits animaux assoiffés vers l’ondée.


* * *


-Petit coquin ! Farfadet ! Vil gredin ! Jamais, encore jamais, pas même au théâtre des milles fortunes à Ceannad, l’on avait dédaigné de ma composition avec un tel manque de justesse ! Si encore vous aviez des qualifications mais non. Que suggérez-vous céans, puisque ma plume de barde ne puit se comparer à votre grandiose poil de guenon ?

-Je ne critique pas le contenu de votre composition, seulement sa forme, soupira Iephyr en se prenant la tête de deux mains éreintées. L’incantation se doit d’être claire et respectueuse. Comprenez que ce n’est pas un texte à réciter mais une parole qu’on livre à un démon. Prenez-le comme une requête que vous faites à un seigneur exigeant. Ce qu’il entendra, la convenance de votre ton, de ceci dépendra le succès de cette entreprise.

-Pourtant, jusqu’à bas de mes laisses vous ne faites que critiquer l’image !

-Parce qu’on ne peut se permettre que le démon prenne mal vos mots. Cela pourrait… le brusquer.

-Le brusquer ? L’odieux lémure ! Il s’impose comme un convive mal luné dans le corps de Dame Erilys et il faudrait que j’y parsème de la courtoisie avec ça.

-Il en est ainsi de la magie des abyssaux, fit le jeune damoiseau avec une gêne craintive. Elle a pour ancrage les démons et leurs divins. Athoth, le dieu prophète de la torpeur et des entre-mondes et en particulier ses sbires ne sont pas des êtres avenants et sages. Leur arrogance n’a d’égale que la puissance qu’ils détiennent, dont ils offrent parfois une partie à nous autres, mortels. Par nos demandes, nous ne nous imposons pas en leurs égaux mais bien en tant que sujets soumis.

-Diantre ! Coqueluche ! Gougnafier ! Bélitre de la plage ! Butor de petit ruisseau ! Faquin de la marine ! Sinistre pourceaux !

-Du respect dans les mots, c’est tout ce que je vous commande. Et aussi de la précision. Certes, ce sont des êtres des profondeurs mais il s’agit de l’enfermer dans son réceptacle, et user d’une image pour le mentionner nous punit d’une sévère confusion.

-Et voilà, vous recommencez ! User d’une image. Quel mépris de mon travail. Prôner le strict comme un bienfait et l’élégance comme un mal. Je ne peux guère m’y résoudre. (Nirfäel reposa un paquet de parchemins jaunis sur le bureau et se tourna vers Iephyr) Savez-vous ce qu’est un pamphlet, petit ignare ?

-Quel est le lien avec notre problème ?

-Un pamphlet est une œuvre duelliste, la calomnie ultime, le plus guerrier des outils d’un artiste. Il est l’acte de rébellion et d’insulte par excellence. Agressif. Violent. Un papier attaquant qui une institution, qui un monarque. De la forme de cette œuvre dépend en vérité une unique chose : est-ce que son auteur gardera sa tête à la fin de la journée ? C’est la différence avec un bouseux de basse extraction se tenant devant son seigneur et se fendant d’un : « Espèce de couille-molle ». Dans le premier cas, le texte est une injure mais il est beau, adoucit les formes et se révèle même drôle, alors on le tolère. Dans le second, on y perd ce qui a été insulté.

Le barde s’empara finalement du premier parchemin en tête de pile et se dirigea vers Iephyr pour le lui présenter en face du nez :

-Alors si j’en crois ma connaissance des seigneurs, vos démons et eux n’ont point des caractères bien différents. Si je vois mal notre Démon écouter des suppliques mettant en scène un bénitier, le tromper par une forme bienvenue, une promesse de son ancien royaume pleine de nostalgie par exemple, lui donnera plus d’intérêt à l’écoute.

Iephyr prit soigneusement le parchemin tendu et contempla non sans nonchalance l’incantation s’y trouvant. Il s’était déjà rendu maintes et maintes fois dans les archives de l’inquisition. Déjà très jeune, il n’avait jamais été timide des rayonnages démesurés de la maison Sabal. Il s’était bien sûr pris très vite d’affection pour la rationalité scientifique des tomes alchimiques, mais à la vérité, la plupart des ouvrages qu’il découvrit au fil de ses pérégrinations littéraires avait heurté sans mal sa sensibilité. Il voyait dans ses pages une parole, diffuse, parfois plus sincère que des mots jetés à la face du vent. Ils témoignaient d’une époque et de ses récits, d’actes et d’évènements passés, d’une histoire qui s’achevait alors qu’une autre commençait. Chaque livre ouvert avait une texture, du papier jusqu’aux mots, une fragrance propre, impossible à imiter.
La première fois qu’il ouvrit le Récit d’Amuk, le grimoire du Culte, le vécu fut sans précédent. À la place des mots, il y lut une voix, comme si on l’appelait de l’intérieur du papier. Il sut sans aucun doute possible que cet ouvrage n’avait pas été écrit par des mains ordinaires. Alors que ces voix investissaient sa tête, le souffle lui manquait. À ses yeux, les lettres bougeaient, s’animaient en de tortueux labyrinthes et la perspective de s’échapper d’une page pour en ouvrir une autre le frappait plus fort qu’un coup dans le ventre.
En cet instant où il lisait l’incantation modifiée de Nirfäel, ses doigts frottaient le grain du parchemin et ses yeux observaient le mouvement dans les lettres. La conclusion de son inspection fut la même que pour toutes les autres vaines tentatives. Il sut, de la même façon qu’il avait lu le grimoire autrefois, que la plume de Nirfäel était d’une minutie implacable, et que ses pouvoirs transmettraient aux mots le souffle d’une magie extraordinaire.
Mais cette incantation n’avait tout simplement pas la même fragrance que l’original.

Le démon se laisserait-il abuser par un tel artifice ?

Rompu, le jeune abyréen approuva avec un sourire forcé et leva les yeux vers le barde :

-Vous avez raison. Et je pense que j’aime bien cette version-là. Nous n’avons de toute façon plus le temps de reprendre un autre texte. La créature rogne les défenses de votre amie. Son existence ne tient plus qu’à notre détermination. Je ne veux pas que tout ce travail ait été fait pour rien.

Ainsi, ce fut dit. Et alors les deux elfes se rendirent près d’Erilys. Tandis que Iephyr répétait les préparatifs de la première tentative, Nirfäel fixa les traits délicats de la jeune femme avec la boule au ventre. C’était de sa faute si elle était dans cet état. Entièrement de sa faute. Il tâcha de s’imaginer son visage alors souriant et heureux. Comme cette sensation lui manquait. Il lui semblait que cela ne s’était pas produit depuis des lustres. Penser que sa vie dépendait entièrement des mots que bientôt il prononcerait, lui qui se tenait devant elle, le rendait anxieux. Il ferma les yeux et pria, lui si peu dévot, il pria silencieusement pour que sa vie soit sauve.

Soudain, Iephyr prit le mortier et le bénitier. Le rituel commença.


* * *


Lavhale accumulait les marches, le souffle rauque. Il n’avait pas cessé de courir depuis le début de la soirée. Tantôt au travers de marches, tantôt au travers de flammes. Il était persuadé après une courte introspection entre deux foulées qu’il se tenait là devant ses dernières heures, avec le pressentiment vif que la mort l’attendait au bout du chemin. Trop d’évènements avaient causé trop de destruction pour qu’un abyréen aussi superstitieux que lui ne se pose pas cette épineuse question ; l’incendie dans le palais et la panique effroyable qui en avait résulté ; l’attaque des dragons suivi du chaos ; le faucon doré laissant une ribambelle de cadavres sur les murs et évaporé on ne sait où. Tout ça sans parler des fugitifs qui s’étaient échappés, dont Iephyr, le petit frère de Nerienyphe lui-même. Lavhale ne l’avait pas revu depuis qu’il avait pénétré dans les cachots du palais. Il était allé dans la cellule de cette demi-elfe qu’ils avaient attrapé durant le raid, avait refermé la porte derrière lui et n’en était plus jamais reparti. Quelques heures plus tard, le voilà recherché dans tout Abyre comme membre d’un culte honni, traître à sa maison et meurtrier.
Lavhale s’arrêta au sommet des marches et prit un instant pour rythmer sa respiration, en même temps qu’il taisait ses inquiétudes.

Il était impossible en effet pour un superstitieux comme lui de ne pas se dire que l’affaire prenait une vilaine tournure.

Il passa finalement le pas de la grande porte du donjon.
À l’intérieur, l’effervescence était de mise. Des inquisiteurs au masque obscur rôdaient en patrouilles fournies entre les couloirs, les sentinelles avaient été triplées dans le corps de garde, valets et palefreniers emmenaient des blessés par dizaines sur des brancards, jusqu’à un hôpital de fortune dans lequel des infirmiers endossaient le fâcheux rôle duo de guérisseur et bourreau. Aux agonisants fort peu d’aise, on les renvoyait à demi-mourants dans un corridor qui, Lavhale le savait, menait droit à la fosse commune. Quant aux serviteurs, ceux-ci transportaient quantité de cargaisons, de tonneaux et de vivres d’un étage à l’autre. Eux qui imploraient à la moindre remontrance, les voici tant afférés que l’on ne pouvait discerner que leur grise mine, de celle que l’on faisait lorsque son établissement n’était plus qu’un tas de cendres.
De façon générale, pour peu que cela étonne des visiteurs impromptus, les clameurs n’étaient pas monnaie courante et l’ambiance était plus à la tranquillité taciturne qu’à une panique fiévreuse. À peine entre quelques individus pouvaient-on apercevoir l’échange d’un regard entrelacé de sévérité et d’angoisse.

L’abyréen en armure se fit tout petit dans ce biome orageux. Il grimpa d’autres marches, puis traversa des salles immenses plongées dans la clarté fébrile de quelques fenêtres donnant sur l’extérieur. Au dehors, on voyait seulement les couleurs mornes d’un vieux champ de bataille. Il arriva finalement devant la porte d’un bureau, la seule derrière laquelle des bruits de voix courraient bon train. Lavhale frappa trois fois sur le bois de chêne avant d’enchaîner une ou deux déglutitions. Histoire de se mettre en jambe pour le festival.

La porte s’ouvrit à la volée et Nerienyphe l’accueillit avec un regard qu’on réservait exclusivement aux porc menés à l’abattoir. Malgré lui, Lavhale déglutit une troisième fois. Il entra à la suite de l’elfe. Sa chevelure relevée de quelques algues s’agita comme gagnée par l’excitation du vent marin qui ébouriffait la pièce. Les fenêtres, quasiment de la taille du mur, étaient ouvertes en grand, lui causant un vertige étouffant, car on pouvait voir au loin, sous des nuages de tempête, l’écume des vagues se brisant sur les falaises en contrebas.
Un elfe à la haute stature se tenait debout, mains croisées derrière le dos. Lavhale l’examina avec appréhension. Il avisa ses bottes noires perlées de fines larmes d’argent, remonta jusqu’à son caftan sobre et impeccable, puis ses longs cheveux d’albâtre avant de se perdre dans le regard scrutateur et mauvais de son visage. Un frisson désagréable le parcourut tandis qu’il s’inclinait bien bas devant Anghùna, Seigneur de la maison Cadwenir.

-Sire, fit Lavhale, profitant de ce repos pour se détacher de sa propre inspection.

Devant le silence soutenu qu’on lui réserva, il dut relever la tête. Il faillit défaillir. Il aurait préféré que la voix du chef de maison lui martèle la tête d’insultes et de réprimandes, que son humeur soit à ce point terrible que la semonce passée, il reparte en tremblant dans le réfectoire. Mais ce silence était pire que tout. Il révélait la puanteur de son trouble et ses yeux figés lui faisaient l’effet d’être une limace sur le passage d’un ouragan. Seule la présence de Nerienyphe l’incita à demeurer stoïque.
Au bout d’un moment qui lui parut interminable, Anghùna parla d’une voix atone :

-Est-ce votre source, capitaine ? demanda-t-il sèchement en se tournant vers Nerienyphe.

-Oui, monsieur.

-Mmh… (Il fit un geste vague de la main) Fort bien.

Il se retourna en remettant lentement ses mains derrière lui. Il sembla à Lavhale qu’il observait les flots au loin. Ou peut-être contemplait-il l’orage en approche :

-Qu’il parle.

Nerienyphe lui fit signe qu’il en avait le droit.

-Les fugitifs ont été aperçus dans le quartier Est de la zone marchande, déclama Lavahle d’une voix où chancelaient des grelots. Ils filaient avec un vieux carrosse et le petit dragon rouge était avec eux. Des patrouilles ont tenté de les intercepter mais sans succès.

-A-t-on le nom de ce lézard ?

-Eh bien euh, répondit maladroitement Lavhale sous le coup de la surprise, c’est TeRcáïl monsieur, le héraut de l’ivresse !

Nerienyphe le foudroya du regard et l’abyréen se liquéfia surplace. La silhouette d’Anghùna demeura toutefois parfaitement immobile :

-Poursuivez.

-Il… s’est séparé du carrosse et s’est faufilé par le ponton des quais pour faire diversion. Mais même ainsi, il aurait été impossible de rattraper les fugitifs. Une fois la zone marchande passée, ils se sont comme évaporés. J’ai moi-même…

Nerienyphe lui donna une tape sur l’épaule, l’arrêtant net. Il se ravisa sur cette partie du témoignage :

-Qu’en est-il de mon Croc d’Ebène ?

-Lors de sa détention, nous avions arraché trois cheveux à la demi-elfe. C’est la procédure dans ce genre de situation. Une fois ZaaNorath sur cette piste, il a filé dans le ciel. Il est revenu plusieurs fois faire son rapport. Le dernier mentionnait des traces près d’un vieux cimetière et la présence du carrosse abandonné. Rien d’autre. (Sentant la réprobation de sa capitaine, il ajouta) Mais je suis persuadé qu’il les a quasiment retrouvés !

Nerienyphe réprima un soupir consterné. Anghùna, comme à son habitude, demeurait parfaitement immobile :

-Disposez.

Lavhale ne se le fit pas dire deux fois. Il se recula en s’inclinant puis ouvrit la porte avant de s’échapper sans un regard pour sa supérieure. Celle-ci attendit que le bruit de ses pas aient disparu, mais Anghùna la prit de court :

-Ils sont à la Villa Regina, siffla-t-il entre ses dents, manifestant pour la première fois de la colère.

-La Villa Regina, mon seigneur ?

Il acquiesça :

-Votre laquet est un crétin mais son récit m’évoque quelques souvenirs, et ce cimetière en fait partie. Il s’agit d’un lieu dédié à des morts humains. La Villa se trouve proche de ce cimetière. Mon Croc d’Ebène n’est pas revenu parce qu’il doit être à la recherche du sentier dissimulant la demeure.

-Je ne connais pas ce coin.

-Ce sentier est ensorcelé. Aucune importance. Il le trouvera pour vous. En lieu et place de la piste du carrosse, prenez la piste du limier. Ainsi vous vous rendrez dans ce lieu maudit. Emmenez tous les effectifs que nous possédons au palais.

Il se retourna finalement. Son visage reflétait une écorce meurtrie, tant son rictus était froid :

-Retrouvez-moi ces fugitifs, capitaine. Les fugitifs et les documents volés. Profitez-en pour brûler cette villa, de ses jardins jusqu’à son patio, de son hall jusqu’à son toit. Faites qu’il n’en reste plus qu’une cendre à épousseter.

-Et pour les fugitifs, monsieur. Pour… pour mon frère et Thymar.

-Il n’y a pas de fugitifs, capitaine. Tuez-les jusqu’au dernier. Ne laissez aucun survivant.


* * *


-Ô Démon des abysses…

Etouffé par les murs et la sérénité du vestibule leur parvint l’écho d’un chahut impalpable du côté de la porterie et de l’hostellerie. La rumeur, inhabituelle dans la villa, divertit l’attention de Nirfäel comme celle de Iephyr. Quelque chose effleura alors les doigts du barde. Il retira vivement sa main de celle d’Erilys, de crainte de se faire arracher le parchemin conjuré. La demi-elfe s’était réveillée. À nouveau. Elle était penchée vers lui, les yeux ouverts à l’extrême, malades et vides. Le barde calma les battements de son cœur, mais il ne reprit pas sa main dans la sienne. N’eut été la rumeur dans ses pensées, il se serait laissé prendre au jeu. Mais il devinait dans le regard d’Erilys des chimères qui ne lui ressemblaient pas.

-Tâchez de rester tranquille, l’avertit Iephyr en traçant des cercles dans l’eau de mer du seau. Elle est attachée, souvenez-vous. Le sortilège est presque prêt. Reprenez l’incantation.

-Dois-je reprendre depuis le début ? Bon sang, ce que je hais les charmes et leur rigueur !

-Ne vous en faites pas. Vous êtes maître Nirfäel et votre texte est à la hauteur.

-Epargnez-moi ces civilités ! adjura ce dernier. Je ne maîtrise rien du tout et encore moins ce maudit papier.

-Alors énoncez-le comme vous le feriez devant un auditoire.

Un mélange de lassitude et de consternation se peignit sur la figure de Nirfäel. Ce fut l’ardeur de Iephyr qui stimula son courage. Le jeune elfe exécutait les instructions sans pause, galvanisé par l’expérience de son premier échec. Tout à coup l’air miroita au-dessus de ses paumes. Le sort fonctionnait ! Nirfäel reprit gravement :

-Ô Démon des abysses
Par la terre qui n’ose être ton domaine
Au nom des flots qui ton nom gémissent
Rappelle à toi les draps de ton éden


Des cris d’épouvante et de désolation entremêlés d’éclats de voix féroces retentirent à travers tout le corps du bâtiment. Autour d’eux, les flambeaux s’éteignirent un à un, les plongeant dans une demi-obscurité. Ils ne se trouvaient pas près de l’océan mais les fenêtres dans le hall recrachèrent soudain d’épaisses bouffées d’écume, comme si des vagues heurtaient la villa de plein fouet. Le barde songea que si TeRcáïl et Thymar ne savaient pas ce qu’ils étaient en train de faire, ils étaient maintenant parfaitement au courant. Son regard se posa sur Iephyr. Il était inutile d’en dire davantage : l’abyréen était pétrifié d’horreur.

-Ô Démon des abysses
Au sol du monde moisit ta mue flétrie
Aux voûtes azur tes rêves se tapissent
Et lors t’aveuglent de ce pacte compromis


Il faisait anormalement froid, et le hall s’enfonçait dans les ombres. Quelque chose chatouilla ses bottes et refroidit ses pieds. De l’eau coulait par les murs et la toiture, et épongeait le parquet jusqu’à devenir une mare. Un tremblement fit tomber les cierges éteints. Des spasmes prirent le corps d’Erilys.

-Ô Démon des abysses
Ce corps et cet hôte nullement ne sont tiens
Quitte cette chandelle et ce maléfice
Retourne à l’onde, au seuil de tes divins


Issu des ombres, un mouvement menaçant coupa leur élan : Ils n’étaient plus seuls dans le hall. Devant le halo lunaire coulant des fenêtres se déplaçaient lentement des ombres cuirassées et difformes. La faible lueur alluma des reflets métalliques sur leurs écailles ; les spectres paraissaient plus grands que nature, leur long cou de poisson les allongeaient au point de frôler l’arc bas des vitraux ; ils circulaient entre les corridors dans un silence absolu ; des tentacules saillants de l’écume rampaient dans les eaux, se rapprochaient dangereusement de leurs bottes.

Le barde répéta la formule une seconde fois, tout entière. Puis une troisième fois. Les tentacules et les spectres parurent grandir, leurs ombres commencèrent à engloutir fenêtres et plafond. La mine affolée, Iephyr s’exclama :

-Quelque chose cloche !

Nirfäel s’interrompit, tâchant de garder son calme :

-Vous disiez qu’on avait piégé un démon mineur en dame Erilys. (Un tentacule parcourut la table où se tenait la demi-elfe, frôlant sa joue) Ca ne ressemble pas à quelque chose de très mineur.

-Recommencez ! Allez-y !

-Ô Démon des abysses…

La demi-elfe eut un soubresaut affreux. Un cri s’échappa de sa gorge :

-Retourne à l’on…

Les hurlements furent si intenses qu’ils reculèrent tout deux. De l’intérieur du bénitier éclata une luisance marine, si vive qu’elle éclaira les recoins sombres du hall. Les tentacules refluèrent, comme retenus par une main invisible. Erilys hurlait. Une forme ondulante se libéra de sa poitrine, comme un serpent. La créature était prise des mêmes soubresauts inopinés que la demi-elfe :

-Le visiteur ! Il se détache ! Répétez la formule ! Une dernière fois !

Le barde s’exécuta. Il ne comprit pas tout ce qui se passa ensuite. Il vit seulement la forme se tordre, de douleur jugea-t-il, avant d’être happée dans le bénitier. Erilys retomba sur la table, inerte. L’écume surgissant des fenêtres s’adoucit en volutes pâles. Les voix au loin se turent et le hall retrouva un semblant de calme. L’espace d’un instant, l’air lui-même devint immobile :

-Est-ce… est-ce que c’est terminé ?

Nirfäel ne savait quoi répondre. Il se rendit auprès d’Erilys, posa sa paume sur son front et murmura quelques paroles. Il attendit. Il attendit et l’écoulement du temps lui-même parut cesser. Et alors que des larmes de tristesse montaient à ses yeux, le visage de la demi-elfe prit des couleurs.
Elle ouvrit les yeux.

-Est-ce bien toi ?

Erilys le regardait. Elle le transperçait de ce regard comme une flèche tirée droit vers son âme, la bouche grande ouverte, comme étonnée d’être en vie.  

-Erilys ?

-Nirfäel !

Il sursauta comme si on l’avait piqué avec une aiguille :

-Est-ce que ça a marché ? s’inquiéta-t-il d’une petite voix.

-Nous nous en préoccuperons plus tard, gémit Iephyr.  Je ne veux pas avoir l’air de paniquer mais… si on a bien enfermé le démon mineur dans le bénitier, ça c’est quoi ?

Le barde examina les alentours. Il prit alors conscience d’avoir surestimé l’accalmie dans la villa. Car au sol, toujours de l’eau, et aux murs, les tentacules noirs se mouvaient en des serpents scrutateurs. Quelques chatoiements bleutés au dehors coururent sur leur allure flasque : l’un d’eux se fondit dans l’eau et projeta une ombre à l’aspect belliqueux.
Des coups sur la grande porte résonnèrent. Une voix lointaine appela les elfes, couvert par un rugissement :

-Thymar ? TeRcáïl ? appela Nirfäel.

-Qu’avez-vous fait ?! hurlait-on au dehors. Bon sang, par les abyssaux et tout ce qui est sacré, qu’avez-vous fait ?! Ouvrez… cette… por….

Les tentacules ensevelirent l’entrée et le reste des paroles sous un mur de chairs visqueuses. Devant eux, la forme qui émergeait de l’eau était bien loin de ressembler au spectre qu’ils avaient ôté d’Erilys. Elle ressemblait à un humanoïde mi-poulpe, mi-saurien. Sa tête était comme un immense céphalopode pulpeux et tentaculaire attaché à un buste. Des crêtes bleu cobalt lui parcouraient les membres et le dos et son corps squamé et massif se terminait par une immense queue d’alligator. Vaste et répugnant, il rampa comme un monstre cauchemardesque vers un tentacule, autour duquel il s’agrippa de ses gigantesques bras écailleux, tout en inclinant sa tête hideuse et en émettant quantité de sons étranges. Ses deux grands yeux jaunes se posèrent sur les elfes et ceux-ci sentirent avec terreur qu’ils avaient toute son attention. Une voix lourde, glauque et traînante brisa le silence :

-Des visiteurs dans ma maison. Je vous ferais bien l’honneur d’une réception, mais… c’est trop d’effort.

-Va au diable démon ! Qui es-tu ? Qu’as-tu fait à Erilys ?

-Elle se reposait, c’est tout. Tant de fatigue en une si petite chose. Et vous, ne désirez-vous pas nous rejoindre ?

Nirfäel aperçut du coin de l’œil Iephyr qui se dandinait mollement. Sans doute crut-il que le jeune abyréen se sentait mal, sans soupçonner le flageolement de sa conscience.

-Vous n’avez pas envie de vous allonger… d’oublier ? De vous délester de ce fardeau ?

-Mes yeux… Pincez… moi…

Nirfäel se retourna. Horrifié, il vit Iephyr désormais entouré d’un tentacule. Tout à coup, le bout de ce dernier se planta dans la peau du pauvre elfe et glissa à l’intérieur de son sang et de ses veines. Le barde voulut hurler mais aucun mot ne sortit de sa bouche. Dans le même temps, il sentit une chose affreuse ramper sur sa jambe et remonter jusqu’à sa tête. Le hall parut encore s’assombrir. Il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte que c’était ses yeux qui se fermaient et son esprit qui tombait dans une profonde torpeur :

-Je refuse… d’écouter tes mensonges, démon… haleta-t-il.

-Résistez… fit une voix.

Pris d’un poids terriblement lourd, le demi-elfe s’effondra sur la table. Il eut à peine le temps de croiser le regard d’une Erilys en larmes mais bien réveillée :

-Il faut résister, sinon tout est perdu…

La voix grave du démon résonna dans sa tête et emporta toutes les autres :

-À quoi bon ? Vous méritez mieux… Vous méritez un long sommeil. Le monde continuera de tourner sans vous.

Et le monde tourna en vérité. Il tourna tant que le barde en eut la nausée. Ses yeux se fermèrent et tout devint véritablement noir.


* * *


La première sensation qu’il eut fut le sable sur sa peau à nu. Puis il comprit qu’un vent sec lui tailladait le visage. Un frisson instinctif lui fit contracter ses mains. Il voulut les ramener à lui, non sans mal. Une douleur léthargique lui donnait la nausée. Ses bras semblaient faits d’acier et il avait l’impression qu’on donnait des coups de marteau à l’intérieur de son crâne. Il vit alors quelque chose dans sa main, quelque chose qu’il tenait serré : un corail mort, plus blanc qu’un os. La pièce inanimée se désagrégea dans sa paume tandis qu’il l’observait.

Nirfäel se releva lentement et observa l’horizon, bouche bée. Son esprit étourdi prit quelques secondes pour comprendre qu’il n’était plus dans la villa Regina.

Il venait de s’éveiller dans une vaste étendue désertique : le lit d’un océan asséché. Autour de lui se dressaient des murs de coraux morts, immenses et effrayants. Leur squelette poreux et dur projetait des ombres crochues sur un sentier parsemé de coquillages et d’ossements.

Dans ce paysage cauchemardesque, n’importe qui serait rester tétanisé de terreur ou se serait effondré en funestes lamentations. Lui-même songea qu’il aurait dû réagir ainsi. Mais la vérité, aussi extravagante qu’elle fut, était qu’il se sentait las, si las qu’aucune émotion ne parvenait à se faufiler dans son être.

Alors sans un regard en arrière, il marcha. Il marcha tant qu’il oublia de ressentir les écorchures dans ses pieds. Il oublia même ses articulations rongées par de profondes courbatures.

Au bout de ce qui lui parut mille éternités, il croisa un gigantesque squelette de corail qui faisait miroiter les grains de sable collés à sa peau. Il s’en rapprocha.

Une silhouette attendait sous l’ombre de cette statue morte. Minuscule. Svelte. Lointaine. Mais à mesure qu’il se rapprochait de l’abri corallin, la silhouette grandissait également, prenant la forme d’un humain.

-J’ai rêvé si longtemps, déclara l’homme. D’écailles était ma chair, d’eau était mon sang. Tant de temps laissés ici à l’abandon.

L’homme restait dans l’ombre du squelette. Il se caressait la barbe comme plongé dans ses réflexions :

-Excusez-moi, lança le barde,  je cherche une demi-elfe. Elle se nomme Erilys. L’auriez-vous aperçue ?

L’homme sembla alors s’intéresser à lui. Il le pointa du doigt et maugréa avec amertume :

-Qui aurait cru que tu échouerais ici, avec moi ? Au moins tu t’es tiré de ce piège. Grand bien t’en fasse…

-Comment ?

-Quiconque s’aventure dans ce domaine est pris au piège, victime d’un rêve dont il n’a ni la volonté, ni le pouvoir de s’extraire. Je pensais m’être échapper moi aussi, mais voilà une éternité que j’erre dans cet endroit maudit.

-Et mon amie ?

-Si elle a autant de volonté que toi, peut-être a-t-elle réussi à s’éveiller elle aussi. Peut-être te cherche-t-elle également… ou peut-être… t’a-t-elle abandonné ?

Un gloussement mauvais s’échappa du bonhomme. Puis un éclat de rire rauque s’empara de sa gorge sèche. Le barde recula. Cet homme était complètement fou. Il ne lui servait à rien ! Il lui faudrait trouver une autre issue. Ailleurs. Néanmoins, une certitude lui collait à la peau. Qu’importe ce lieu, il était persuadé de ne pas y avoir été emmené seul.
Erilys. Erilys était ici. En vie. Il devait la retrouver. Et alors, ils s’échapperaient de cette prison.
Son pas s’accéléra. Il se mit à courir dans le sable fuyant. Le rire de l’homme résonna dans sa tête :

-Ah tu t’en vas ? C’est bien ! Va ! Cours donc ! Retrouve ta demi-elfe ! Et pourrissez ! Pourrissez ensemble dans le royaume d’Athot !
Revenir en haut Aller en bas
Contenu sponsorisé
MessageSujet: Re: Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]   Par diva et par barde [PV la Belle de nuit] - Page 3 Icon_minitime

Revenir en haut Aller en bas
 
Par diva et par barde [PV la Belle de nuit]
Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Revenir en haut 
Page 3 sur 3Aller à la page : Précédent  1, 2, 3

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
L'Âge de Feu :: Baie d'Astal :: Abyre-
Sauter vers: